βιβλία του νίκου μακρή

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The School of Athens-Raphael (Apostolic Palace, Vatican City)

Τρίτη 15 Νοεμβρίου 2011

Nicos Makris, De la conscience exilée

De la conscience exilee NICOS MAKRIS, DE LA CONSCIENCE EXILÉE
                                         Editions DROMON, N. Plastira 202, Athenes 2011

Nicos Makris, né
 à Astakos en 1947, est docteur en philosophie et ecrivain. Il a publié, entre autres, Les Fondements métaphysiques de la mystique, Immediat et exteriorité, Etude de la mort, Philosophie de la beauté, Sagesse et philosophie, La philosophie éternelle, Morale et logique. Il est également l'auteur de six romans et a traduit en grec plusieurs  éminents philosophes européens.


Un grand nostalgique de l'eternité, Friedrich Nietzsche, criait vers sa solitude, vers l'exil pour 
leur demander refuge, loin, tres loin de toute verité. Rimbaud, ce grand enfant aux yeux émerveilles, se sentait retourner en exil, en esclavage, alors que Blanchot voyait dans le regard d'Eurydice une lumière aveuglante, etrangere a tout exil, à  tout esclavage... L'apport précieux de la Muse est partout présent. La mystique religieuse essaye de nous placer dans l'au-delà symbolique, alors qu'Homere, le divin, nous initie dans l'espace mondain, poétique, symbolique et mythique à la fois. Si nous voulons nous approcher réellement de la realité de l'exil, nous devons considerer tous les apports de l'experience humaine, de notre propre expérience. Nous y rencontrerons le démon philosophique, la vérité de toutes les évrités qui traite de ce sujet et meme de maniere émouvante. C'est la proximité  dans la distance, l'infini dans le fini, le regard de l'éternité dans le temps, l'indicible dans le dicible à travers les mythes, les symboles, les allégories et les révélations religieuses qui revelent la profonde realite de l'homme, malgre les exigences de toute orthodoxie.
nikmakris@yahoo.com


e-book
Ce livre est didponoble chez DROMON, N. Plastira 202, Athenes 13562, 2011

DE LA CONSCIENCE EXILEE ou L'EXIL ET L'EXISTENCE




Préface
e petit livre comporte quatre conférences élargies portant sur la notion de l’exil à travers les expériences de la poésie, de la philosophie et de la condition humaine.
Bien sûr, le sujet est immense et on pourrait lui consacrer des volumes entiers. Tout de même, l’essentiel peut être dit loin de tout pédantisme et de toute systématisation qui risquerait de le défi-gurer. La donnée déterminante qui guide notre recherche, c'est l’expérience commune qui lie les hommes de toutes les époques et de toutes les civilisations. C’est ce que nous essayons de mettre en lumière, loin de toute conception close, car tout exil de quelque forme qu’il soit appelle l’âme humaine à la contemplation de ses propres expériences et de ses voies intimes. C’est alors qu’on pour-rait reconsidérer sa condition humaine pour découvrir son être caché dans sa condition d’exilé. Une promesse de véritable apoca-tastase pourrait s’annoncer, au-delà de tout dogmatisme, pour mon-trer l’origine sans origines locales et temporelles, la pureté de l’existence en tant qu’existence ontique. C’est l’émerveillement des dimensions indicibles de la vie qui se font jour à partir de la prise de conscience du désenchantement magique, de la saisie du réel.





Ce livre est disponible chez DROMON
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 
L’existence exilée
A Byjou Hoebanx
I Expression mythique, symbolisme et utopie.
l est hors de doute qu’au niveau de la possibilité d’expression des sentiments intimes, les capacités humaines, sont bien li-mitées. On sait que l’émergence de l’homme dans le monde s’est réalisée au travers des grands symboles dont les traces sont pré-sentes dans la vie quotidienne des civilisations avancées. On pour-rait même parler de symbolismes, puisque l’homme primordial n’avait pas conscience de la portée de son esprit en formation et n’était pas en position de concrétiser le contenu de sa pensée nais-sante. Ces grands symbolismes dont le témoignage éclatant sont les oeuvres d’art touchant au sublime, sont éloquents et nous invitent à dépister la portée réelle des premières palpitations de l’esprit humain. Car, avant la saisie des notions, l’homme intuitif de l’âge d’enfance n’était pas en mesure de concrétiser ses premières inspi-rations, et sa manière de s’exprimer reposait sur les symbolismes symbolisants dont sont dérivées toutes les convictions primitives à portée mythique.
Toutefois, le symbolisme archaïque apporterait les symboles concrets et cela constitue un pas considérable dans l’histoire de l’esprit humain. Le symbole concret rend évidente l’apparition de cette rationalité qui, toujours mythique, permet d’appréhender quel-ques vérités intelligibles.
C’est à partir du symbole que l’homme peut exprimer une réa-lité englobant, totalisant, son univers, y compris la saisie du monde comme unité offrant à la raison naissante toute possibilité de per-
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ception et de compréhension des phénomènes de la vie. Le sym-bole concrétise et généralise à la fois les premières inspirations et offre la base d’une conception du monde et de l’homme, il devient lumière spirituelle pour l’homme originel et mythique, malgré les perversions et les illusions qui y sont souvent cachées.
Il nous faudrait approfondir la saisie unitaire du monde parce que c’est là que nous constatons qu’il ne s’agit pas d’une connais-sance acquise à l’issue de réductions logiques. Notre saisie du monde dans sa totalité absolue et la saisie de notre être, en tant qu’être en communion constante avec la réalité sensible, consti-tuent une seule vérité émergente avant toute autre constatation. C’est l’essence de l’immédiat qui apparaît toujours de manière intuitive avant toute réflexion symbolique, mythique ou logique. C’est ce qu’on pourrait appeler la saisie mystique, à la fois de la nature humaine et du monde, dont le symbole absolutif et non rep-résentable serait ce qu’on pourrait appeler l’espacité de l’existence ou l’espace, tout court. Au-delà de toute définition kantienne de l’espace et même sans recourir au panthéisme et surtout à celui de Spinoza, nous pouvons constater à priori que ce qu’on appelle espace est une totalité absolue, non divisible, atemporelle, non représentable et non saisissable à travers la sensation. C’est, dirait-on, l’infini saisi par la perception pure et cela même nous amène à une constatation-principe unique. Que peut-on dire d’une réalité qui dépasse absolument la sensation et cela même sans possibilité d’extension, étant donné que seuls les êtres sensibles s’étendent en tant que divisibles, finis, représentables et mouvants ? Il n’y a pas d’espace pur comme condition préalable de l’existence du monde sensible. Ce que nous appelons si facilement espace n’est que l’intelligibilité absolue, l’espacité en tant que noèse-saisie immé-diate de la réalité sensible qui n’a ni limites ni forme. S’agit-il d’une nouvelle illusion de la conscience préréflexive qui reste comme résidu mystique à l’âge mûr ?
Il est vrai que les spéculations métaphysiques risquent de nous mener à des constatations absurdes, voire faciles, qui discréditent tout effort philosophique digne de ce nom. Tout de même, nous admettons que cette réalité primordiale que nous appelons saisie
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immédiate du monde dans son infinité absolue ne peut être séparée du sentir en tant que fonction irréductible de l’être incarné. Il y a plus. Tout être sensible, quelle que soit sa condition spécifique, est une trace de la réalité universelle et reflète le sens primordial y compris la possibilité de réflexion. L’unité du monde sensible s’an-nonce, mais cette vérité qui rend la pensée possible n’est pas con-cevable sans l’infinité de l’immédiat, sans l’espacité noétique qui est le noyau ontique aussi bien de l’homme que du monde.
Nous ne pouvons nous passer de cette vérité, première et incon-ditionnelle, si nous voulons communier réellement tant avec notre propre existence qu’avec l’existence du monde. Or, les concepts généraux de la totalité, de l’infini, de l’absolu, du non divisible, du non représentable ne sont que les termes tautologiques de l’ide-ntité, du principe unique qui est pourtant inconcevable et fictif sans sa manifestation à travers le sensible, y compris notre corporéité. C’est dans le concret, dans le fini, que nous prenons conscience de l’infini et de sa complémentarité avec le premier.
Paradoxalement et très philosophiquement à la fois, étant donné que la philosophie nous libère des idoles de l’apparence et de leurs représentations à travers l’imagination nocive, le sensible est la nourriture du suprasensible, alors que ce dernier n’a pas de lieu de manifestation sauf l’événement cosmique. Pour cette raison l’exi-stence du monde est indissociablement liée à sa saisie immédiate par l’intelligence humaine, quelle que soit sa capacité d’expression à travers les étapes et les âges de la mentalité humaine.
Il est donc évident que l’homme primitif, dont les traces ne sont pas palpables de manière claire, était un être qui participait à l’uni-té cosmique et portait en germe toutes les capacités de l’homo sapiens. Son sommeil originel reconnu comme l’enfance de l’esprit n’était que la contemplation de l’univers à travers l’ignorance du positif, l’émerveillement inconscient devant la fonction du sensi-ble, la pureté et l’absence de toute ruse, l’admiration innocente qui devance toute procédure égoïste. Cette innocence est la racine et le point ontique de toute procédure menant à la connaissance ration-nelle.
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Il existe toutefois une obsession grave qui conteste toute pureté primordiale, et qui, en même temps, n’admet d’autre approche du phénomène humain que celle offerte par la doctrine matérialiste et évolutive. Nous savons que les adeptes de cette interprétation refu-sent d’admettre toute innocence primordiale et sont ancrés dans les principes du naturalisme.
On pourrait néanmoins leur objecter simplement: Peut-on ‘‘mesurer’’ la nature humaine sans tenir compte de son immédiat qui, tout en étant indescriptible, saisit le phénomène cosmique a-vant toute rationalisation des données de l’expérience ? Et à plus forte raison: Peut-on parler de l’expérience concrète sans la con-naissance innée du sensible en tant que catégorie primordiale qui garantit tout phénomène fini ? Quand nous parlons de la mentalité primitive, nous pensons à ces états d’enfance qui, immaculés en eux-mêmes, garantissent l’éternité ontique de l’homme. Pour être plus exact, nous dirons qu’alors que le phénomène humain a une certaine histoire, son être se trouve en dehors de toute prise histo-rique, de tout lieu désignable. Le sujet peut désigner de manière rationnelle les choses finies mais l’acte de désigner est toujours spirituel et, en matière scientifique, mathématique. En disant que l’homme primitif portait en lui les trésors de l’esprit en germe nous ne pensons pas à nos ancêtres éloignés et même situés quelque part, dans un paradis perdu, mais bien à l’entité insaisissable de l’homme qui coïncide avec l’être du monde universel. C’est l’espa-cité absolue sans espace objectif et homogène, l’existentialité noé-matique qui se reconnaît en traces sans être montrée quelque part. Elle montre, elle désigne, elle crée tout sens en tant que Sens Uni-que. Il s’agit d’un éternel commencement auquel l’homme partici-pe immédiatement et avant toute réflexion.
Nous devons aussi préciser que le terme “homme primitif” est assez ambigu, parce qu’il généralise et simplifie un état formé par la mentalité actuelle. C’est pour le moins contradictoire de parler de l’homme primitif selon les concepts de notre temps, sans tenir compte de la portée d’états d’âme qui sont indéchiffrables, alors que nous pouvons être sûrs du caractère absolu du sens, dégagé à partir de la capacité ontique de notre nature.
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On a dit que la mentalité de l’homme primitif était incapable de saisir la vraie portée des événements et on a même constaté que toute la vie des sociétés primitives était imprégnée d’illusions qui menaient directement au naturalisme, au fétichisme, à la magie, à l’animisme et à d’autres formes bien connues d’expression reli-gieuse grossière et dès lors, à toute formule de mauvaise spiritua-lité. Si vraie que soit une telle interprétation de l’homme primitif, elle cache à son insu la portée réelle de l’effort humain, le sens ca-ché de ses palpitations mystiques et spirituelles. Ces stades de l’itinéraire humain à travers toutes les civilisations ne devraient pas être sous-estimés.
Ils ne devraient pas non plus être surestimés pour la seule raison qu’ils sont très simplifiés. Ils ne devraient pas être vus comme apposés et successivement créés, parce qu’il n’y pas de procédure linéaire de l’histoire de l’homme. La situation est beaucoup plus compliquée qu’on ne le pense d’habitude.
Même dépassés de manière hétérogène, et cela est inévitable, ils laissent leurs traces et leur sens qui est un témoin éloquent de la prise de conscience de la destinée humaine au-delà des disciplines toutes faites. C’est pourquoi nous devons évaluer la portée réelle des symboles tout en constatant qu’il ne peut y avoir d’expression humaine sans ses symbolismes qui en changent (dans leur effort de signifier) la portée rationnelle. Un flagrant exemple de la nécessité de l’expression symbolique est la logique symbolique de notre temps. L’homme ne peut pas s’exprimer sans symboles et, pour cette raison, l’essentiel de sa fonction spirituelle se fait jour au travers des symboles utilisés.
Avant d’aller plus loin nous devons prendre conscience d’une réalité que nous rencontrons dans toutes les civilisations. Il est vrai que toute civilisation est mythique. Les vieux récits mythiques sont nés de la longue élaboration de principes moraux, religieux, so-ciaux etc. sous la conduite de la langue qui fécondait et embellis-sait les premières inspirations des peuplades. Nous constatons que ces efforts convergent à leur insu parce que toutes les communau-tés d’hommes avaient quelques principes communs: La coexisten-ce, le souci de la survivance, les mêmes besoins et les mêmes expé-riences, la même langue... Or, les premiers symbolismes ont été
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remplacés par d’innombrables symboles qui annonçaient la portée rationnelle. Il reste à constater que les mythes incarnent cette ra-tionalité première où les symboles jouent le rôle de notions. C’est pourquoi l’essence du récit mythique est enracinée dans l’esprit symbolique et dicte sa rationalité spécifique qui ne sera pas dépas-sée par la logique formelle. L’esprit des grands mythes est symbo-lique, allégorique et utopique à la fois. Nous dirions même que symbole, allégorie et utopie ne font qu’un.
Ne pouvant développer cette unité révélatrice, nous nous limi-tons à certains aspects de l’art qui pourraient nous convaincre.
En effet, dans le domaine de l’art, le symbolisme ne connaît pas d’âge et marque de manière révélatrice et émouvante à la fois les inspirations de l’âme poétique telle qu’elle se dégage des grands récits de toutes les mythologies. Si nous voulons interroger les grands mythes, si nous désirons pénétrer leur sens caché et mystique au travers des grandes figures et récits symboliques qui les composent, nous nous trouverons dans un état problématique et mystérieux en même temps. Les grands mythes de la chute de l’homme, de Prométhée, de Faust, de Don Quichotte etc., sont plus que contemporains et peuvent satisfaire tant les exigences de l’homme primitif que les nôtres.
On peut se demander si le véritable sens de la vie est utopique, étant donné que l’utopie fascine tout homme vivant dans ce monde. Ne pouvant insister sur ce point dans le contexte limité de cet essai, nous sommes en position de dire que l’homme est inconcevable sans le symbolisme mythique qui mène directement à l’esprit utopique en tant que quintessence de ses attentes les plus pro-fondes. Il ne faut pas être mystique pour constater cette vérité sans laquelle il n’y a pas de processus humain. C’est à partir de l’utopie que l’idéalité de la vie et de la réflexion se font jour. Sans l’esprit utopique il n’y aurait aucune inspiration, nous ne pourrions même envisager aucun effort, aucun sens, aucune perspective réelle. Uto-pie ne désigne pas une chose qui n’est pas réalisable, comme on a la tendance à le croire, mais la réalité par excellence qui inspire, qui réconforte, qui guide. Précisons donc les lieux qui couronnent cette unité intime.
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II La nostalgie.
ous croyons que l’homme est un être nostalgique par excel-lence. C’est-à-dire que la condition humaine ne peut pas être perçue sans la nostalgie. L’être humain a toujours la nostalgie de quelque chose qui a été perdu, d’un paradis perdu, d’un lieu qui incarnait la perfection et la félicité humaine et la félicité univer-selle. On ne trouve pas uniquement cette idée insurmontable dans le récit enchanteur de la Bible, puisqu’il est connu en effet que la nostalgie des origines, selon le beau livre de Mircea Eliade, est présente dans toutes les mythologies et traditions.
Mais le sens de la nostalgie de l’homme commence à se faire jour à partir du moment où nous essayons de déceler le secret des grands récits. Bien sûr, il y a là beaucoup de symboles mythiques couronnés par l’esprit utopique, voire inspirés par la muse poétique qui embellit de manière inimitable le sens de paradoxes merveil-leux. On y trouve tout un esprit d’enfance illuminé par le charme, par l’étonnement philosophique, par la chasteté primordiale qui est l’anneau mystique de tout grand poète. S’agit-il de pure fiction émanant selon les penseurs de tout matérialisme des illusions de l’âme mystifiée ou de quelque chose d’insoupçonné par les grands interprètes de l’homme ? Ne pouvant répondre ici à cette question, nous pouvons néanmoins constater que tous les récits nostalgiques qui unifient de manière superbe l’élément tragique et l’inspiration intime nous révèlent un nulle part dans les lieux idylliques, un au-delà au coeur de la terre, une réalité éternelle dans le temps chan-geant, l’infinité de l’être dans les immenses expressions finies de la vie. Images sans Image, figures sans Figure, événements sans Évé-nement, attentes et plénitude perdues, espérances sans possibilité de salut, invocation de l’éternel dans l’espace multidimensionnel, promesses venant des dieux avec leur sens ambigu, tristesse et joie mêlées…
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Alors, que peut-on dire à propos de la nostalgie universelle qui est la source primordiale de toute inspiration artistique ? S’agit-il d’un état nocif de la conscience mystifiée de tous les temps, au coeur des civilisations ou d’une voix à la fois universelle et poly-phonique, qui essaye de libérer l’otage de sa prison mondaine ? Où peut-on trouver la racine du nostalgique sinon au coeur de l’expé-rience temporelle perturbée par les taches du manque et par la finitude de l’homme mondain? Il y a une apparente contradiction qu’on devrait affronter. La douleur (άλγος) de l’âme est une vérité incontestable qui fait émerger l’aspect tout opposé, le souvenir immémorial d’une félicité perdue à jamais. On se demande com-ment la mémoire peut conserver en même temps le manque et la plénitude, les deux opposés qui font la nostalgie. On pense à la réminiscence platonicienne qui est la connaissance et on a la tentation de dire que le grand philosophe a su réconcilier la pureté de la connaissance, la nature éternelle des idées avec l’usure de la temporalité. Il paraît que l’utopie platonicienne se fait jour plutôt dans sa théorie de la connaissance et moins dans sa philosophie politique. Mais la leçon platonicienne va beaucoup plus loin et ratifie jusqu’à un certain point les percées des poètes et des esthètes en les consacrant philosophiquement. Il existe sans doute une convergence entre art et philosophie et nous sommes appelés à mettre à jour leur liaison. Selon Platon, la vérité éternelle des cho-ses, leurs idées, constitue une vérité absolue, vérité qui est infini-ment éclatée à travers les choses qui sont images multiples de leurs archétypes. La réminiscence, l’anamnèse, est la seule voie qui nous met dans la position de communiquer avec la vérité suprême et ce-la dans le temps qui est image mobile de l’éternité. Or, la connais-sance acquise par la réminiscence est une percée constante et offre la possibilité à l’homme de vivre la vérité essentielle des choses dans sa condition temporelle. Si nous voulons approfondir un peu, nous nous rendons compte d’une vérité qui est inattaquable et durable à la fois: Toute nostalgie est indice métaphysique d’une certaine virginité de l’âme qui peut aspirer à l’inaliénable dans le monde des changements perpétuels. Cela dit, tout phénomène est incapable de s’expliquer par lui-même de sorte que son plérome est
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la seule vérité essentielle aussi bien en connaissance qu’en toute activité humaine. Remarquons entre autres que l’essence virginale et immaculée des idées est « garantie » du fait que sa communion avec le bien qui est la source absolue de tout, au-delà de l’essence et de la connaissance
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Pouvons-nous donc dire que la nostalgie chantée par la flûte merveilleuse de la Muse de toutes les époques et civilisations est un indice constant qui rappelle les prises philosophiques de l’hom-me ? On pourrait objecter que toute nostalgie est une sorte d’alié-nation qui amène tôt ou tard à un état pathologique plein d’illu-sions et de confusions. Mais pour mieux comprendre l’esprit de la nostalgie nous devons dissocier de manière claire les abus de la conscience malheureuse, selon la fameuse formule de Hegel, des vraies inspirations de l’âme qui scrutent les sources de son existen-ce. Il y a une question limite: qui est-ce qui invente toutes ces expériences nostalgiques sinon l’esprit dans son effort de donner un sens à sa présence ? Bien sûr, il y a des illusions et des aberra-tions dues aux épreuves de la vie, comme il y a une donnée incon-ditionnelle, une donnée qui anime toute péripétie de l’esprit. C’est l’impossibilité de dépasser la première et unique saisie du monde en communion parfaite avec l’existence réfléchissante. Passons donc à certains domaines avoisinants qui pourraient nous aider. .
La nostalgie comme indice métaphysique qui dépasse les illu-sions de l’utilitarisme rassemble plusieurs états d’âme et rappelle l’exil comme figure de la condition humaine sous ses divers a-spects: Errance dans le monde, péripétie et aventurisme, retour au pays d’origine, dépaysement, esclavage forcé… Il y a la nostalgie du passé qui remonte à un temps immémorial, selon la formule de Levinas, une nostalgie qui aspire à la rédemption, la nostalgie dont le repère central est l’exil, toujours provisoire comme promesse de salut. Cette nostalgie qui nous oblige à dépister sa signification spirituelle nous invite comme à une autre nostalgie et se tourne
1 Platon, Ménon, 85d: Mais retrouver de soi-même en soi sa science, n’est-ce pas précisément se ressouvenir ? Texte rétabli et traduit par Alfred Croiset, avec la collaboration de Louis Bodin, 1984, tel Gallimard.
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vers l’avenir pour y capter ce qui manque. Ce sont les enfants du siècle qui en parlent: comme Héraclite, Apollonius de Tyana (Τυα-νεύς), Pérégrine, Paracelse, Jean-Jacques Rousseau et ainsi de sui-te… Cette configuration éblouissante et paradoxale à la fois ouvre un spectre créateur et contourne en même temps le paradoxe pri-mordial de la nostalgie. Le vagabondage spirituel, l’errance inces-sante et affectueuse, la péripétie dans les forêts perplexes du mon-de inondé d’idées et de contradictions, d’attentes et de merveilles et tout aventurisme spirituel qui bâtit les paradis utopiques de l’avenir. Nostalgies du passé et nostalgies de l’avenir se confo-ndent et se multiplient avec leurs convergences et divergences, revendiquent le primat du sentiment ou de la raison selon les cas, mais elles sont toutes otages des profondes exigences de la nature humaine. On peut donc parler de l’être nostalgique au travers des lieux de la nostalgie avec tant de variantes et d’attentes à la fois. Ces nostalgies, les nostalgies des âmes nostalgiques, nous disent explicitement que l’aventure humaine est une aventure spirituelle qui ne se préoccupe pas tant des lieux de ses péripéties que de leur apport existentiel qui dépasse de loin tout calcul appuyé sur les conquêtes et les succès superficiels. Il y a l’aventure qui essaye de capter le secret de la nostalgie, une nostalgie dynamique qui révèle à sa manière un dépassement du passé. En est-il ainsi, ou toute perspective dynamique est-elle enracinée dans le passé inoubliable des premiers rêves de la nostalgie immémoriale ?
Notre problématique nous tourne vers les premiers nostalgi-ques, vers les exilés inspirés par le passé, puisque c’est ainsi qu’on peut estimer les vagabonds et les errants des siècles.
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III
L’exil et l’espérance.
eut-on en parler sans penser à Ulysse ? Cet homme éternel symbolise toute forme d’exil et incarne de manière irrem-plaçable l’esprit mythique, le symbolisme du mythe et l’utopie humaine qui se fait jour comme réalisme profond de tout réel. Son mythe incarne de manière superbe toute forme d’exil dont nous venons de parler et c’est pour cette raison que nous faisons appel à son message. Il y a dans le récit mythologique une réalité que nous considérons comme héraut de tout affinité ultérieure, une saisie ‘‘grossière’’ des premières inspirations de l’assaut païen, une an-nonce lointaine et pour cela immortelle de ce qui suit, même avant son commencement. C’est l’annonce qui n’a jamais commencé, l’annonce faite à l’homme mondain par son être intime qui com-mence à se former à l’aube de l’histoire.
Homère le divin a su dépeindre les péripéties glorieuses et tra-giques de son héros à partir des mythes et des rhapsodies qui avai-ent été créés par l’esprit d’un peuple; c’est ainsi qu’on peut prendre conscience de la profondeur d’une oeuvre épique enracinée aux tréfonds de l’âme. Le poète divin nous dit implicitement qu’il n’y a pas de grande création hors de l’esprit du peuple et de ses grandes inspirations. Les chants et les récits, nombreux et variés, répétés pendant des siècles, reflètent les idées d’un peuple qui sort du mythe pour rencontrer son histoire. Pourtant, ce n’est pas le récit historique qui s’est imposé à l’art. C’est la poésie qui a rendu im-mortels tous les symbolismes de l’âme errante et indomptable. Ulysse n’est pas un homme entre mythe et histoire, parce que sa légende magique est plutôt une histoire symbolique de la destinée humaine qu’un ensemble d’exploits extravagants. La poésie sait saisir les profondes inspirations de l’esprit du peuple et leur donner sa couleur immortelle en perçant à fond les choses et les tempêtes existentielles.
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Il ne s’agit pas d’un édifice superficiel qui pourrait émouvoir pendant un certain temps, mais bien d’une saisie des grandes inspi-rations qui ne peuvent être exprimées qu’à partir de la magie poé-tique. Bien sûr, la grande idée poétique ne finit jamais et on pour-rait dire que plusieurs sujets de la poésie d’Homère ont été repris quelques siècles après par les grands tragiques grecs. Il n’en reste pas moins que le noyau se trouve dans le corps homérique en forme fertile et transparente. Il y a toujours un esprit mythique dans le corps mythologique; on ne pourrait pas arriver au coeur du my-thique sans scruter l’esprit de la mythologie telle qu’on la trouve chez Homère. Il faut même dire que cela paraît dans toutes les grandes mythologies. On en arrive à constater que le poète doit être estimé à partir de la postérité, c'est-à-dire à partir de la vision sym-bolique et utopique de son discours poétique. C’est toute une civi-lisation qui intervient, et c’est là la fertilité de l’inspiration.
Sans cette condition préalable nous ne pouvons comprendre ni l’Odyssée ni son héros éternel qui désire revoir la fumée de son pays et souhaite mourir.2
2 C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra quand au Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit ; Celui qui, sur les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. Hélas! Même à ce prix, tout son désir n’a pu sauver son équipage: ils ne durent la mort qu’à leur propre sottise, ces fous qui, du Soleil, avaient mangé les boeufs ; c’est lui, le Fils d’en Haut, qui raya de leur vie la journée du retour… Il ne restait qu’à lui à toujours désirer le retour et sa femme, car une nymphe auguste, Calypso, qui brûlait, cette toute divine, de l’avoir pour époux. L’ODYSSÉE, tr. Victor Bérard, 1947, Les Belles Lettres, I, 1-20. Quel désir vraiment d’un homme illustre, d’un homme qui sait très bien se battre aussi bien en mer que sur terre! Quelle impuissance et quelle force à la fois…Cet homme mythique qui a résisté aux charmes de Calypso, cet homme qui a aveuglé Polyphème, ce héros qui a échappé aux Sirènes et à leurs tentations, l’homme qui a mangé avec ses compagnons les boeufs
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du Soleil, fils d’Apollon, l’homme aux exploits innombrables, n’a pas cessé d’être faible, exilé et désireux de son pays, de son épou-se, de ses souvenirs d’enfance…Puisque les symbolismes dégagés sont tellement nombreux qu’on ne pourrait les évoquer ici, nous al-lons à l’essentiel.
Figure par excellence de la condition humaine, notre héros révè-le à la fois la force et l’impuissance de l’homme. Si nous poussons un peu plus loin notre pensée, nous pouvons dire que la présence humaine est inconcevable sans la ruse, l’audace, la bravoure, la gloire, la péripétie…qui mènent inévitablement aux limites in-franchissables de la faiblesse, du manque, de la finitude. Alors qu’est-ce qu’on dégage de cette gloire enflammée d’exploits inter-minables ? On pourrait supposer que les chants ne sont qu’inven-tions du moment immortalisées par un homme extrêmement doué et sans questionnements ‘‘métaphysiques’’ . Il n’en est rien, puis-que nous ne pouvons séparer l’élan créateur de la poésie épique de ses conditions inspiratrices. Toute création hors du commun an-nonce une destinée historique dont les préludes sont nécessaire-ment mythiques. Nous constatons cette vérité dans toutes les gran-des poésies épiques postérieures. Les traces palpitantes de cette enfance éternelle de l’esprit ne peuvent être extirpées par les pas postérieurs, parce que les premières invocations matinales annon-cent le soleil de midi.
Le poète nous le dit explicitement. Le dire d’Homère est telle-ment suggestif, tellement grandiose qu’il nous frappe au coeur. Son mythe plein de symboles est un mythe utopique et dans ce sens nous devons découvrir son apport à la fois esthétique, humanitaire et philosophique. Selon le poète, l’exil d’Ulysse est l’exil de toute âme, de tout être qui vit dans le monde, c’est une sorte de destinée qui révèle le sens de la vie. Etre ‘‘mondain’’ sur la terre veut dire être en exil, étant donné que la vie elle-même est un changement permanent, un combat sans répit, un stade de batailles qui approu-vent tout effort dépassant les perspectives naïves de la vie superfi-cielle. Ulysse est l’image réelle de nous mêmes, l’image symbo-lique et utopique à la fois de notre existence, parce que nous de-vons oser l’impossible aux confins de la vie. L’exil et toute péri-
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pétie évoquent un pays lointain, un pays qui, vu attentivement, est la proximité de l’existence réelle. Alors, seul le mythe et la poésie peuvent s’attaquer à cette réalité de manière en même temps sym-bolique et utopique.
Il est vrai que les symboles mythiques diffèrent des symboles logiques comme les représentations du visible sont loin des notions de la logique. Tout de même, nous pouvons découvrir la logique des représentations du poète en faisant appel à leur sens, parce que il y a un sens qui se fait jour au coeur du récit. On pourrait même évoquer le parallèle du mythe philosophique et se demander pour-quoi un Platon qui est maître en logique a fait appel au mythique pour mieux exposer certains points essentiels de sa doctrine. Nous pensons aux mythes bien connus de ses célèbres livres (Banquet, Phèdre, La République, etc.), où l’expression mythique n’aliène ja-mais le caractère philosophique des sujets traités. Bien sûr Platon est un grand philosophe, alors qu’Homère est un grand poète et il serait abusif de confondre la philosophie avec la poésie, malgré quelques affinités souterraines.
On peut distinguer le mythique du mythologique et dire que, alors que le premier fait appel à la portée symbolique de l’expres-sion, le second n’a pas encore conscience du symbolisme. Ses sym-boles agissent en tant que réalités mythologiques et n’amènent pas directement un symbolisme philosophique qui réfléchit à partir d’un niveau explicitement supérieur. C’est vrai. Tout de même, il y a toujours un ‘‘subconscient’’ fluant au coeur du mythologique, un noyau mystique, dirions nous, qui émerge lentement pour amener à long terme au mythique. Il y aurait certains archétypes enracinés dans la conscience mythologique qui dictent implicitement les grands sujets dont le poème est composé. Les Sirènes, Pénélope, la descente aux enfers d’Ulysse pour y voir sa mère, Achille et d’au-tres héros etc. nous obligent à approfondir et à quitter la surface ‘‘barbare’’ des épisodes. On y découvre une vieille idée à laquelle on reviendra: Une sorte de réminiscence nous plonge dans un passé sans passé, là où l’audace et la bravoure rencontrent la faiblesse et le manque. C’est dans cette impasse tragique que le héros mytho-logique fait appel à la transcendance, fût-elle conforme aux exigen-
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ces des mythes primordiaux et sauvages. C’est un point commun à toutes les mythologies.
Il n’y a pas de discontinuité entre le récit mythologique et le di-re mythique, malgré les apparences. On y constate un changement de niveau sans sortir de la problématique primordiale qui est la vision première, une sorte d’information pléromatique sans origine locale. C’est évident: Les grands récits épiques confirment à tra-vers leur symbolismes ardus et ambigus cette prise qui se fait jour dans la mesure de la maturité de la conscience. Ce n’est pas une certaine maturité qu’on pourrait déceler en scrutant les connaissan-ces acquises, puisqu’elle ne dépend pas de celles-ci. Il s’agit plutôt d’une maturité primordiale et sans origine qui se cherche à travers l’itinéraire temporel de l’existence errante. Les stades de cette expérience universelle, vus du dehors, défigurent les vraies attentes de la conscience toujours en formation et il serait très raisonnable d’y découvrir les traces du naturalisme, du fétichisme, de l’animi-sme, de l’anthropomorphisme etc.
Pourtant, il y a une autre lecture, une autre gnose, qui veut voir et comprendre ces expressions de l’esprit mythique sous un autre point de vue qui n’est pas celui du positivisme de toute tendance. C’est l’anamnèse de la racine secrète qui change les formes pen-dant ses pérégrinations, l’anamnèse de l’indicible qui n’habite pas un au-delà fictif mais bel et bien l’espacité ontique de l’existence. La conscience temporelle s’évanouit dans son effort de s’emparer de cette vérité, mais ses évanouissements constituent le témoignage le plus précieux. On y découvre la merveille de l’inexprimable qui se présente toujours symboliquement et c’est dans les symboles qu’on dépiste la ferveur et l’effort audacieux de l’existence tou-jours errante. On y constate le sans lieu de tout lieu, on prend con-science de ce que les péripéties des héros mythologiques annoncent le mythique et la portée ontologique de ses symboles. La racine primordiale reste vivante à travers ses changements de forme et de signification. Cette magie sans mages et prêtres n’est pas une sim-ple allusion, mais bien une annonce évanescente dont le message dépasse les intermittences de la cohérence rationnelle. Il s’agit du reflet de la seule prise ontique qui fait de l’exil et de la dispersion
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une catégorie ontique: Les lieux symboliques de l’errance, les sig-nes du jeu du monde, comme dirait Axelos, suivant Héraclite, n’ont de vrai lieu que dans le terrain invisible le l’existence errante. C’est l’apparition de l’esprit comme trace entre le sensible et l’intelligible.
Bien sûr Homère était un grand poète et pour cette raison il était naïf, innocent. Seul un naïf, un enfant terrible aux yeux d’un Pé-régrine, d’un Rousseau, d’un Fénelon, d’un Wordsworth et de bien d’autres est en position imposante pour décrire aussi bien l’audace, la ruse et la témérité de son héros que sa résignation, sa fidélité, sa nostalgie. C’est l’extase pacifique du génie matinal qui agit ainsi en cachant derrière son ignorance enfantine une autre force: La positivité absolue de toute positivité relative, l’esprit en état de fé-condation qui dégage les secrets de la connaissance postérieure bi-en avant l’exercice rationnel et ses ‘‘ruses’’ positives. Car il n’y a pas de connaissance solide et conséquente, même en science, sans principes inébranlables, sans la saisie première et virginale de la ri-gueur ontique.
Tout système logique qui se dit valable se démontre caduc, voi-re non décidable (Gödel), à partir du moment où il prétend établir sa propre authenticité appuyée sur certains axiomes qui ignorent leur relativité. Car il y a un seul principe qui précède les soi-disant axiomes logiques: C’est la vérité immuable des choses, leur pre-mière saisie qui est intemporelle.
Or le héros de l’exil et de l’attente, l’homme errant, soit-il expa-trié, pourchassé ou vagabond et aventurier, est toujours informé et pour cette simple raison se lance et essaye de conquérir ce qui lui manque. Mais comment pourrions nous être sûrs quant à l’absence de quelque chose de chéri et de chétif à la fois ?
Nous pouvons constater aisément tout au moins une chose: Le coeur naïf est toujours ébloui par les trésors de son innocence de telle manière que son éblouissement est un témoignage d’extase pacifique, une extase platonicienne, plotinienne, existentielle, poé-tique etc. Elle est pacifique et évite l’extase dionysienne puisqu’ elle ramène au principe indicible, loin de toute espace temporel.
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En même temps, ce témoignage offert par le poète appelle à une autre émotion musicale qui n’a ni de forme ni couleur. C’est l’é-motion morale, l’essence de l’éthicité qui couronne la grande péri-pétie poétique. Nous ne disons pas que la poésie est un otage de la moralité, cela serait inadmissible. Nous constatons que toute gran-de poésie, toute oeuvre monumentale d’inspiration grandiose, pré-suppose une grande idée liée à la destinée humaine et y mène inti-mement. Comment pourrait-on lire Eschyle, Sophocle, Dante, Cer-vantès, Shakespeare, Goethe, Dostoïevski et beaucoup d’autres grands créateurs sans tenir compte de cette vérité ? C’est ici que nous pouvons évoquer l’espérance tellement liée à l’exil. Tout exil fait appel à l’espérance, à la fille aimée de Dieu, selon la formule célèbre de Péguy, à Pénélope dans le cas d’Ulysse, parce que où il y a exil il y a quelque chose qui le déborde, l’attente comblée selon Gabriel Marcel, une plénitude mystique qui donne la force et nour-rit l’espérance de la délivrance. On trouve ainsi un sens profon-dément religieux dans la signification la plus large de ce terme. L’espérance n’est pas une échappatoire fictive de la conscience éprouvée dans les dédales de la persécution, de la douleur et des épreuves de la vie perturbée de chacun. On ne pourrait même pas dire que l’espérance est l’espoir tel qu’il a été conçu par Malraux et tous les combattants et activistes. Ces derniers battissent leur uni-vers plus ou moins sur l’optimisme et croient à la réussite de leurs efforts. L’espérance par contre a une étoffe invisible et ne s’appuie pas sur les données objectives qui pourraient changer avec la participation énergique de l’homme sous l’influence d’une idéo-logie fondée sur la rationalité. Pareils efforts amènent tôt ou tard à la révolution ou au totalitarisme qui rend l’homme inconnu.
L’essentiel de l’espérance se trouve aux tréfonds de l’âme qui a rejeté tout optimisme et tout utilitarisme, fût-il de couleur socia-liste. C’est évident: L’espérance est l’utopie la plus éloquente de l’âme humaine et nous devons l’approcher en tant que telle. Pour y parvenir nous devons réexaminer très brièvement l’esprit utopique et sa portée philosophique. L’utopie ne prétend pas qu’il y a un autre lieu disposant d’une autre temporalité, un lieu lointain et situé quelque part. Ce serait là un royaume plein d’idoles et sans aucune
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possibilité d’existence. Selon les grands penseurs de toutes les traditions, la vraie utopie est la réalité par excellence, elle est la vie réelle qui est absence selon le vers célèbre de Rimbaud. On pour-rait citer d’innombrables passages semblables pour constater cet accord commun qui est un acquis secret de tout homme. Bien sûr, l’eudémonisme de toute couleur a lié l’espérance à un certain mes-sianisme qui fonderait le paradis sur terre et a pu convaincre des zélotes à sacrifier leur vie pour la venue du royaume des cieux. C’est la conscience mystifiée de tous les temps qui n’a rien de commun avec les vraies inspirations de l’homme.
La vraie espérance qui présuppose le manque et toute forme d’exil a une portée vraiment métaphysique et nous introduit aux vrais secrets de l’existence blessée et éprouvée en nous insinuant en même temps dans un autre espace bien différent de celui du messianisme et de l’utilitarisme. L’âme qui espère se récupère et sort de l’oubli de la vie quotidienne, puisque son souci, loin d’être inauthentique comme dirait Heidegger, vise autre chose pour s’y plonger. On n’espère pas, en suivant le temps linéaire de l’appa-rence visible, de vivifier la nostalgie. Ce serait nocif et ferait de celle-ci une figure éclatante des illusions permanentes.
L’espérance ne va ni à l’avenir ni au passé; elle se plonge dans la profondeur du vécu pour saisir la vérité et la nature des choses, de la perception et du sentiment. On y aperçoit le véritable espace adimensionnel qui n’est que la présence absolue de l’existence ontique. Être là dans l’existence, selon une formule de Jean Paul, signifie être en communion avec la nature éternelle des choses. Bien sûr, il s’agit de la vie réelle de Rimbaud et de tous les pen-seurs, mais comment peut-on la décrire s’il ne s’agit que d’une nouvelle illusion ?
Si l’espérance naît des contrariétés de la vie et du visage gris de celle-ci, la conscience éprouvée qui vit son exil avec la nostalgie adoucissante et aggravante à la fois des expériences, se trouve d’emblée dans un état profondément révélateur. Notre monde phé-noménal n’est que le miroir obscurci de sa vraie nature et ses nua-ges menaçants suggèrent le véritable lieu ‘‘utopique’’ de la vraie vision, d’une vision qui commence là où les yeux cessent de voir,
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selon Platon. Alors, y a-t-il un pareil lieu au-delà de tout lieu dé-signable à partir de nos capacités intellectuelles ?
De pareils fantômes de l’expérience confuse ne peuvent nous tromper. Nous pouvons voir clairement là une première vision que nous devons affronter. C’est le secret de l’espérance qui introduit toujours une percée vers un ailleurs autrement conçu. Espérance et nostalgie sont complémentaires, car où il y a une forte nostalgie il y a le côté qui attend, l’autre rive de la temporalité ondulante. C’est une sorte d’annonce intime selon laquelle il y a au fond de l’exi-stence nostalgique une virginité à peine entrevue, une nostalgie avant toute nostalgie, une attente avant toute attente, une innocence d’enfance éternelle qui devance toute réflexion ultérieure. C’est la splendeur de l’être virginal qui est toujours sauvegardée, qui lit et reconnaît dans la tempête historique le côté primordial des choses. En la contemplant nous sentons qu’elle nous informe et qu’elle sait distinguer les lieux éclaircis de leur obscurcissement, de leur usure, de leur fatigue désespérante. C’est l’infini dans le fini qui étrangle sans la promesse de l’espérance, sans son invasion noble dans les douleurs de la nostalgie. C’est ainsi que celle-ci découvre le lieu qui n’a pas de localité, son lieu intime. L’endurance qui suit n’est pas une sorte de patience en vue d’une libération, mais bien une in-tuition de l’aspect intemporel de l’existence, de son onticité.
On n’est donc pas dans un ailleurs magique, imaginaire et apai-sant. On rencontre la vraie désillusion, l’enchantement désenchanté qui est source incessante de toute vraie réflexion aspirant au Sens profond de l’existence. Cela se passe au coeur du cosmique, mais la vision est toute différente, puisque l’otage de la nostalgie, l’exilé de l’histoire, reprend vie à partir de sa profondeur.
Mais comment cela se passe-t-il et quelles sont les catégories d’une récupération digne de ce nom ? C’est l’union ultime de l’être et de l’existence, de l’étant et de l’existant. C’est l’emprise du sens sur la portée objectivante des choses, le primat absolu de l’intel-ligere sur le sentir. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, c’est l’essentiel de tous les apports humains, si on veut les voir inti-mement. L’art sous toutes ses expressions, la mystique religieuse au-delà des dogmatismes teintés de providentialisme, la métaphy-
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sique, l’idéalisme logique de certains mathématiciens et champions de la physique quantique, n’expriment que partiellement l’aspect visible de notre constatation. La saisie réelle des choses, pour être vraiment intelligible, profonde et efficace, doit être inexplicable par la raison puisque elle la devance. Elle est intuitive, immédiate, totale, absolue, infinie et pour cette seule raison elle peut être dé-crite à travers les notions et les concepts, et même de manière ma-thématique.
On pourrait aller un peu plus loin et dire que cette saisie im-médiate évoque explicitement et implicitement la communion absolue de l’être cosmique et de l’être humain. Nous ne parlons pas d’identité, mais d’unité et cela nous différencie du panthéisme statique. Si l’être absolu du monde et de l’homme est infini, (nous entendons le principe de l’identité), l’existence humaine se lie au monde en tant qu’unité et il y a une différence modérée entre iden-tité et unité. C’est ici qu’on rencontre le concret à travers les cho-ses et surtout à travers les personnes. On découvre la portée secrète de l’éthique, puisqu’il n’y a pas de sens sans la proximité morale, sans cette proximité qui travaille au coeur de la distance, au coeur de la phénoménalité. Le nostalgique qui est réconforté par l’espé-rance communie avec la proximité et c’est la chose la plus concrète du monde: il comprend la proximité dans le regard qui lui est pro-che et qui aime, il contemple une certaine plénitude par la respon-sabilité, la générosité, le courage, la patience, l’endurance, le sacri-fice, la disponibilité, l’humilité. Il s’agit de l’aspect positif et con-cret du charme enfantin, de la pureté du premier regard, de l’émer-veillement qui orne tout cri exclamatif de la première heure ma-tinale de l’enfance. On arrive à l’enfance spirituelle et on y décou-vre les vraies sources de la connaissance intime sans lesquelles il n’y a pas de compréhension ni de l’humain ni du cosmique.
Avant d’approfondir l’essence de l’exil, nous devons fréquenter rapidement et à titre indicatif quelques lieux significatifs et, en élargissant leurs limites disciplinaires, en voir la portée universelle.
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IV Le salut secret
ans les grandes traditions on rencontre de manière frappante ce flambeau illuminant. C’est dans la tradition mystique hin-doue qu’on peut déceler ce paradoxe qui est révélateur. C’est l’In-douisme et le Bouddhisme qui nous assurent que le refuge cherché habite en nous. Il s’agit de la vérité qui prend son élan réel à partir du moment où on intériorise cet espace immense du symbolisme mythique. Alors, toutes les descriptions poétiques se révèlent com-me paysages de l’âme qui cherchent dans les cyclons du temps sa vérité éternelle: C’est pourquoi, Ananda, soyez pour vous-mêmes refuge dans les lampes, soyez pour vous-mêmes refuge. Ne vous re-tirez dans nul refuge extérieur.3
L’exil prend toute sa signification métaphysique et existentielle et nous initie aux secrets de notre propre âme, loin de tout espace cosmique et temporaire. Bien sûr, toute expression est symbolique, mais nous sommes prêts à constater que les catégories de notre pensée se cachent sous les dires de l’âme et du sentiment intime qui inspire toute description allégorique. Tout refuge extérieur, se-lon la sagesse orientale, n’est qu’une illusion si nous ne pouvons percevoir le grand mystère de la conscience errant à travers le temps. Une illusion qui pourrait nous perdre dans l’esthétisme ne se soucie que de l’effet impressionnant de la fantasmagorie littérai-
3 Attachez-vous à la vérité comme à une lampe. Attachez-vous à la vérité comme à un refuge. Ne cherchez un refuge en quiconque, qu’en vous-mêmes. Et ceux, Ananda, qui, soit maintenant, soit après que je serai mort, seront pour eux-mêmes une lampe qui ne se retireront dans nul re-fuge extérieur, mais, s’attachant à la vérité comme leur lampe, et s’at-tachant à la vérité comme refuge, ne chercheront refuge en quiconque qu’en eux-mêmes - ce seront ceux-la qui parviendront à la véritable cime de la Hauteur. Mais il faut qu’ils soient inquiets d’apprendre…
Aldous Huxley, La Philosophie Eternelle, Plon, 1977, p. 243.
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re. Nous savons très bien que la vraie littérature ne décrit pas l’extériorité mais l’existence, pourtant nous oublions que l’insi-stance sur les modes d’expression laisse à l’ombre l’essentiel: le message des grandes oeuvres littéraires commence là où les impres-sions visibles et sentimentales s’évanouissent pour céder leur place au message symbolique du récit mythique. Le texte mystique nous en avertit: les signes et les symboles n’ont aucun sens et risquent de nous tendre des pièges à partir du moment où nous les prenons pour idoles.
Cette confusion engendre la perplexité, créant une impasse qui inverse à son tour l’ordre des choses. Dans ce cas le refuge recher-ché n’est qu’une fausse échappatoire qui multiplie les illusions et dévalorise tout effort visant au contact véritable avec le message de la vie.
Or, l’exil, tout exil qui menace notre conscience, n’est que l’annonce symbolique de notre propre destinée, loin des démons et des fantasmes de nos peurs puériles, selon les vers grandioses du poète Cavafis: Ne crains ni les Lestrygons, ni les cyclopes, ni la colère de Neptune… si tu ne les portes en toi-même, si ton coeur ne les dresse pas devant toi4
La même sagesse se retrouve dans l’Islam, notamment dans la tradition des Soufis, qui pourrait nous aider à avancer notre enquê-te: Puisque l’homme est un exilé, il y a toujours un centre spirituel qui symbolise la patrie…. Un coeur épuré par les épreuves peut constater ce que l’exil et le refuge espéré signifient. C’est la quête de l’absolu en nous-mêmes, l’espace intérieur hors de tout espace calculé. L’absence totale de toute localité qui n’intervient que sym-boliquement. Bien sûr, toute expression est symbolique, mais l’ou-bli la rend caduque et tributaire d’un naturalisme ignorant qui n’a ni de sens ni de création sans le sujet agissant et concevant.
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4 Cavafis, Ithaque. Le texte est vraiment significatif, parce qu’il nous rappelle que nous ne devons pas nous soucier d’un cen-
5 Martin Lings, Qu’est-ce que le Soufisme ?, Seuil/Sagesses, 1977, p. 46. Le Zohar, Le livre de la Splendeur. Extraits choisis et présentés par Gershom Scholem, Seuil, 1980, σελ.103.
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tre spirituel en l’imaginant quelque part. Ce centre qui symbolise la patrie n’a pas de lieu. Il y a un seul lieu qui se meut en perma-nence, c’est la péripétie de l’esprit, notre exil dans le temps qui annonce symboliquement une origine sans pays d’origine. On le constate sans difficulté: L’homme exilé de toutes les traditions est l’homme vrai qui voit son éternité reflétée dans le temps tragique et exaspéré.
Si nous voulions examiner la tradition juive, tradition qui a vécu l’exil de manière unique, nous pourrions constater avec émotion l’ampleur spirituelle de notre sujet. En intégrant la vision des grands penseurs juifs dans le contexte de la condition humaine, on peut constater la proximité des inspirations humaines loin de tout dogmatisme.
Selon le Zohar, les ténèbres de l’exil s’insinuent dans la lumière de la Présence, dans les tréfonds de l’être. Il y a tout un peuple e-xilé, mais l’exil véritable commence bien avant la dispersion, si la dispersion est le phénomène humain sans ou avec Israël. La disper-sion, la diaspora, n’est que la condition préalable de tout exil, de toute errance, de tout vagabondage. A vrai dire, l’homme, dans le monde, ne peut être conçu de manière différente. La dispersion inévitable annonce de fait toutes ses variantes et marque d’avance la destinée humaine. L’homme s’annonce en voie de dispersion, il n’est pas possible de le concevoir de manière différente. Cela dit, la notion de patrie qui est la conséquence de la vie stable et sé-dentaire annonce la cité, les institutions, la civilisation. Est-ce que nous nous trouvons devant une contradiction interne ou devons-nous dire que la dispersion n’est qu’un stade préparatoire ? Nous risquerions d’être les dupes de types si nous voulions interpréter les termes de manière littérale. Leur sens figuratif est évident et nous comprenons dès lors que la dispersion n’invoque pas les localités géographiques, mais bien les états d’esprit.
L’homme reste toujours en voie de dispersion qu’il soit errant ou stable. D’autre part, il n’y a de stabilité que dans l’imagination. Nous constatons aisément ici que tous les malheurs de notre espèce sont dus à la déification des lieux stables, à la grande illusion qui veut que la propriété, l’argent et la fortune soient les conditions du
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bonheur. En poussant notre réflexion un peu plus loin, nous pou-vons donner un sens nouveau aux notions de stabilité, de patrie, de propriété en leur rendant leur sens symbolique. La dispersion les contourne sans cesse et les emporte. Les stables établis en un lieu, les conquérants de tous les temps, ceux qui ont cru que l’assaut fi-nal leur apporterait ce qui leur manquait, se sont jetés dans les tra-gédies les plus misérables. L’histoire en est le grand témoin et les guerres avec toutes leurs conséquences néfastes démentent les grands discours des bien-pensants. Il devient de plus en plus cer-tain qu’à partir du moment où nous nous considérons comme pro-priétaires, nous perdons ou nous oublions notre condition humaine.
Ce n’est pas l’abolition des institutions qui est ici proposée, mais bien une perception réelle de ce qui fait de la vie nationale et internationale un symbole de notre condition d’exilés, d’expatriés, loin du centre intelligible de notre propre état.
Essayons donc de saisir le message de ce qui se passe à travers l’histoire.
Il existe un symbolisme qui a pour objet de révéler le sens de l’aventure humaine, la transcendance de l’humain au sein du mon-de et sous le regard de la toute puissance de l’infini: De même pour la communauté d’Israël: lorsqu’elle était auparavant en exil, à la date prévue, elle retournait d’elle-même au roi. A présent, en cet exil-ci, le saint, béni soit-il, ira lui-même la prendre par la main; Il la relèvera, la confortera et la ramènera en Son palais..6 Cet allé-gorisme mystique, propre à l’orthodoxie juive, prend son élan phi-losophique dans la pensée d’Emmanuel Levinas qui constate: Être a l’infini –l’infinition- signifie exister sans limites et, par consé-quent, sous les espèces d’une origine, d’un commencement c’est-à-dire encore comme un étant….Sans l’origine tenant son identité à soi, l’infinition ne serait pas possible7
6 Emmanuel Levinas, Infini et Totalité, Martinus Nijhoff/La Haye, 1974, σελ. 257. Dieu, la mort et le Temps, Figures/Grasset, 1993 . Exister sans limites, au-delà
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de toute description, être infini dans la finitude, signifie être sans origine désignable, être dans l’éternelle origine cherchée et recher-chée par tous les exilés.
La finitude révèle l’infinité de l’homme et tous ses palais, ses monuments, ses temples triomphaux et les signes de ses réussites avec l’immense fécondité de l’esprit, ne sont que symboles exté-riorisant l’intériorité (l’être existant qui se manifeste symbolique-ment par ses réussites). Ils n’ont pas de sens sans l’esprit humain, sans son infinité, toujours en état d’otage dans un monde intermi-nable. C’est la dispersion exilée, l’existence errante, les traces im-menses de cette épopée qui devient très souvent tombeau terrifiant.
C’est alors que l’existence abandonnée dans ses illusions cher-che refuge dans le pays de son origine et érige de nouveaux tem-ples sans s’apercevoir de ce que le vrai pays n’a pas de limites: c’est son propre être, loin de tout lieu, au-delà de toute région lo-cale.
Il y a bien sur la tentation terrestre, ce que Paul Claudel appelait l’esprit de la terre, vagabondage incessant sans limites et sans aucune nostalgie, comme il y a le sentiment de l’absence au milieu des autres, cet exil quotidien où on se sent seul et abandonné à ja-mais, à l’indifférence des autres. C’est là, selon Blanchot, qu’on découvre son intimité propre, son être par excellence, malgré la fuite permanente des attentes: Dès le commencement, il est donc hors du salut, il appartient à l’exil, ce lieu où non seulement il n’est pas chez lui, mais où il est hors de lui, dans le dehors même, une région privée absolument d’intimité où les êtres semblent absents, ou tout ce qu’on croit saisir, se dérobe…7 Pourtant, cette absence de l’intimité est éloquente, invoque une donnée primor-diale, et pour cette raison il y a une autre attente, une attente sans attendu, une vision éternisante de l’exil, une transcendance au coeur de l’immanence, une révision du récit mystique. C’est la délivrance que la voix mystique annonce, mais devons-nous quitter nos poè-tes, leurs symbolismes et leurs charmes pour nous échapper vers la mystique religieuse ? Nous pensons qu’il y a une complémentarité qui peut abriter toutes les inspirations des hommes.
Abordons-la.
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V
Proximité et distance de l’exil.
La condition humaine.
n grand nostalgique de l’éternité, Friedrich Nietzsche, criait vers sa solitude, vers l’exil pour leur demander refuge, loin, très loin de toute vérité.8 Rimbaud, ce grand enfant aux yeux émer-veillés, se sentait retourner en exil, en esclavage,9
L’apport précieux de la Muse est partout présent. La mystique religieuse essaye de nous placer dans l’au-delà symbolique, alors qu’Homère, le divin, nous initie dans l’espace mondain, poétique, symbolique et mythique à la fois. Si nous voulons nous approcher réellement de la réalité de l’exil, nous devons considérer tous les apports de l’expérience humaine, de notre propre expérience. Nous y rencontrerons le démon philosophique, la vérité de toutes les vérités qui traite de ce sujet et même de manière émouvante. alors que Blan-chot voyait dans le regard d’Eurydice une lumière aveuglante é-trangère à tout exil, à tout esclavage…
C’est la proximité dans la distance, l’infini dans le fini, le regard de l’éternité dans le temps, l’indicible dans le dicible à tra-vers les mythes, les symboles, les allégories et les révélations reli-gieuses qui révèlent la profonde réalité de l’homme, malgré les exigences de toute orthodoxie. Exil et retour, péripétie et vie séden-taire, errance et apathie ne sont que des domaines qui prouvent la condition de l’homme. Si la tradition métaphysique accepte la transcendance de l’homme, elle se penche sur sa condition mon-
7Maurice Blanchot, L’espace littéraire, idées Gallimard, 1955, σελ. 89 (essai sur Kafka).
8 Ainsi Parlait Zarathoustra, Gallimard, folio essais, 1971, p. 362.
9 Poésies, Illuminations, Gallimard, 1973, σελ.174.
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daine et temporaire pour prouver ses principes. Elle contemple l’éternel à travers le temporel et c’est ainsi qu’elle dit, même à son insu parfois, que toute inspiration humaine présuppose une attente comblée, un exil dans l’exil, condition sans laquelle il n’y a pas d’inspiration. Laissons alors Homère nous dire qu’Ulysse était un inconnu dans son propre milieu à cause des métamorphoses du temps, un vrai Protée qui vivait secrètement au coeur de Pénélope: Et tandis qu'ils se parlaient ainsi, Eurynomè et la nourrice prépa-raient, à la splendeur des torches, le lit fait de vêtements moelleux. Et, après qu'elles eurent dressé à la hâte le lit épais, la vieille femme rentra pour dormir, et Eurynomè, tenant une torche à la main, les précédait, tandis qu'ils allaient vers le lit. Et les ayant conduits dans la chambre nuptiale, elle se retira, et joyeux, ils se couchèrent dans leur ancien lit. Et alors, Tèlémakhos, le bouvier, le porcher et les femmes cessèrent de danser, et tous allèrent dor-mir dans les demeures sombres
10. L’ancien lit, le coeur de Péné-lope, l’attente éternelle, c’est le noyau de tout exil: Chaque exilé, chaque homme sait bien qu’au fond de sa condition d’exilé il y a une réalité primordiale qui le fait agir, qui l’attend éternellement. C’est l’être de notre paraître.
1O Tome III, Ψ, 205-208, 212, 232-234. Voir aussi le célèbre roman de J. Joyce: Ulysse, Gallimard, 1980. Chez Joyce, Monsieur Bloom est un Ulysse de la ville.
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VI Exil et rapatriement philosophique
’être du paraître. Le rapatriement au pays qui n’a ni frontières ni temps de fondation. C’est l’invocation de la philosophie sans l’abandon du mythe, de sa symbolique; la découverte de la vé-ritable signification de la notion d’exil sans la tentation de l’iden-tifier avec la phénoménalité de la vie errante. Celleci est une forme symbolique de celle là et nous devons constater que toute phéno-ménalité ne peut être conçue sans que le sens en soit dégagé.
On se sent saisi par quelque chose qui nous dépasse infiniment. Infiniment: au coeur de son existence, là où être et exister s’identi-fient sans appeler le spectre de l’espace absolu qui est une illusion de plus. Alors, où s’adresser ? La réponse semble être très claire et concrète à la fois. Le monde sensible qui est conçu à travers la sensation n’est pas un monde différent, un objet représentable dans son ensemble. S’il en était ainsi, nous nous placerions en sujets ré-fléchissants dans un autre endroit fictif et nous deviendrions otages d’un ravissement fautif et aliénant. Il n’a pas de lieu en dehors de la contemplation du sensible qui est en relation d’unité avec nous. Paradoxalement, ce lieu n’a rien de sensible, il est le sensible mê-me dans ses propres manifestations, dans ses variations intermi-nables sans issue, sans origine. C’est la manifestation visible, tan-gible, sensible de ce qui n’est ni sensible, ni tangible, ni visible.
La prise de conscience de cette vérité ouvre une perspective libératrice et permet à l’existence de sentir son essence. Essence et existence: de vieux termes qui ont tellement ‘‘souffert’’ pendant de longs centenaires d’élaborations philosophiques. Ni l’essence ni l’existence ne libèrent la conscience philosophique agonisant dans les tenailles de l’exil. Elles n’existent qu’à la condition de leur co-présence dans le royaume de ce monde dans lequel s’impriment leurs inspirations intimes. Elles s’unissent perpétuellement à tra-vers les symboles-témoins de l’unité dans la variété. Dans les cas où l’emprise du sensible devance les attentes de l’être émergent,
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nous rencontrons la conscience malheureuse qui devient l’auditeur passif des ‘‘menaces’’ du sensible, d’où les vieux dieux et les dé-mons de l’âme souffrante. C’est le règne de la terreur et de l’ap-parition des folies, aussi bien des dieux que des démons de l’esprit mythologique et païen.
On voit tout ce déferlement dans les vieilles mythologies et on ressent ses répercussions néfastes dans toutes les formes du néo-paganisme des idéologies totalitaires. La conscience malheureuse, surface des illusions qu’on nomme souvent progrès, évoque tout de même sa pureté mythique et symbolique d’où cette vision virginale et réellement originale du monde et de l’homme.
L’exil paraît alors dans sa vraie dimension, devient la figure de la condition humaine qui est ‘‘exilée’’ là où elle est appelée à se sentir en communion avec l’essence éternelle des choses et en pro-ximité avec autrui. On constate que le symbolisme de l’exil prend toute sa vigueur dans la nouvelle conception selon laquelle le vrai lieu est le lieu sans lieu, sans localité, sans espace, sans temps obje-ctif. L’existence aspirant son être dans l’abondance du paraître dé-pose son témoignage spirituel, le témoignage de la présence sans origine, sans paradis perdu dans un passé lointain. Car le témoig-nage spirituel à horizons ouverts, abolit tout horizon périmé et rend au sensible son véritable sens: le monde visible est l’image pos-sible de l’esprit, l’image sans image, en formation perpétuelle, en changement incessant dont la trace n’est que le sens. C’est la venue de la connaissance à la lumière, l’exil de tout exil, car l’âme exilée n’est plus l’âme persécutée, pourchassée et errante, mais la cons-cience éblouie par la merveille de l’existence dans un monde-ima-ge de l’être éternel dont l’humain est une parcelle dans toute sa va-riété et sa spécificité. Ces dernières caractéristiques révèlent l’unité dans la diversité et appellent toutes les voies mythiques à leurs origines ontiques. C’est l’ébranlement des idoles et l’illumination de la connaissance, l’enfance éternelle de la vision réelle, la venue de la proximité.
Malgré l’insuffisance des termes, il s’agit d’un processus d’extériorisation de l’intériorité, d’une inversion pacifique et dé-cisive de notre image du monde. Tout ce que l’esprit mythique
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essaye de nous dire, nous le voyons dans les grandes oeuvres d’art de tous les temps. Nous savons que l’art ne décrit pas le monde extérieur, mais bien l’existence humaine à travers ses expériences mondaines. On sait aussi que le dernier mot des oeuvres sublimes est toujours ‘‘suspendu’’, puisqu’il ne peut pas être dit. Le symbo-lisme de l’art est éloquent: le génie de tout grand créateur arrive aux limites de l’exprimable et ne contourne jamais l’indicible, puis-que le suggestif est essentiel et plus précieux par rapport à tout ce qui est exprimable. Nous savons que les phénomènes sont exprima-bles quant à leur apparence, mais, chose paradoxale, tout discours sur la phénoménalité vient de l’existence qui raisonne, de l’esprit.
C’est évident: tout exil est le symbolisme de la phénoménalité et c’est sous cette optique qu’on doit l’approcher. C’est alors que le monde prend sa dimension réelle, que les phénomènes suggèrent de manière dicible l’indicible. Nous arrivons ainsi à la nouvelle magie qui désenchante, au nouveau et toujours renouvelable désen-chantement du monde et de notre propre condition humaine et cosmique à la fois. C’est l’esprit qui est le centre du monde et qui offre à la conscience exilée l’abri inattaquable dont tous les exils sont la forme symbolique ainsi que les péripéties de l’existence nourrie par l’inépuisable présence de son être. Car la ‘‘dimension’’ ontique rend possible toute forme d’existence et de présence.
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L’éternel féminin et le chevalier de l’honneur: exilés et libérés
A Martine Dujardin
I travelled among unknown men Wordsworth
i nous sommes d’accord avec Kierkegaard, le chevalier de l’honneur est l’opposé du chevalier de la résignation. Alors que ce dernier se cantonne dans les limites d’une vie quotidienne aux couleurs plutôt pessimistes, le premier ose l’impossible. Peu importe le sort personnel du philosophe danois qui a rompu ses fiançailles au nom des exigences d’une foi religieuse mal comprise et mal professée en matière de fidélité.
Il y a néanmoins quelque chose de surprenant qui appelle à une méditation pure et profonde sur l’exil du coeur féminin dans l’exi-stence aimante de l’homme et vice versa.
I L’éternité de la féminité
es poètes ont commencé par exalter le mystère féminin au-delà des perspectives du plaisir consommable, au-delà même des appâts esthétiques et du choc invincible dû au charme magique dégagé par les suggestions et l’attraction du visage. Il y a un ravis-sement indicible qui saisit les tréfonds de l’être, tel sourire de l’in-nocence émergente, tel regard non intéressé, tels mouvements des mains et du corps qui plongent dans les profondeurs de la conscien-ce intuitive. S’agit-il d’une enfance prolongée telle que Rousseau
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l’a décrite avec tant d’admiration et de respect, d’une enfance mer-veilleuse et émerveillée, d’un abîme de pureté originelle selon les mystiques, ou d’une illusion charmante, corollaire de l’aspect my-thique et utopique de l’âge enfantin de l’homme ? Est-ce que le re-gard d’Eurydice qui a aveuglé Orphée pourrait être fictif ou la création d’une imagination mystifiée par les verbes vides des mo-ralistes ?
Béatrice d’autre part n’était qu’une ombre de lumière ravissa-nte, une trace grise évanescente, loin, très loin des exigences de l’esthétique à la fois sensualiste et classique que les tableaux des peintres de la renaissance nous invitent à contempler. Bien sûr, le visage presque inconnu de Béatrice a conduit Dante au paradis et ses propos poétiques constituent son silence illustré par le poète inspiré. C’est ici qu’on trouve le vrai chevalier de l’honneur, celui qui se donne pour mission de libérer la beauté exilée et capturée dans la lumière harmonieuse et sournoise des apparences colorées et impressionnantes. Car, n’en doutons pas, il y a une lumière d’é-ternité dans l’âme féminine de tous les âges de l’humanité, une lu-mière qui franchit les étapes du développement de l’esprit humain, une lumière sans lieu ni date de naissance. Elle englobe Isis et Perséphone, Eurydice et Diotima, Béatrice et Hélène, Agathe et Clotilde, comme toutes les héroïnes des récits épiques et grandio-ses de la sagesse hindoue, etc. Nous distinguons cette éternité à tra-vers la beauté du visage qui est l’expression la plus caractéristique de l’âme existant en chair et en os.
Il est sûr que toute expression n’épuise pas le ‘‘dire’’ silencieux du féminin et pour cette raison les poètes et les mythologues ont essayé de le dépeindre en recourant aux dons abondants de la muse. L’esprit mythique, vu en profondeur, n’est que l’utopie sym-bolique qui amène à constater ce que le vieux Platon avait avoué avec tant de sincérité: il n’a pas pu écrire ce qu’il désirait, parce que l’essentiel de la vérité, qu’elle soit poétique, mythique, philo-sophique ou même épistémologique, n’est pas exprimable.
Alors de quoi parlons-nous, si la vérité de l’éternel féminin est indicible ? Peut-être nous trouverions-nous sur des chemins qui ne mènent nulle part, selon une formule heideggérienne, si nous ne considérions pas une donnée essentielle et partout présente: ce
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qu’on appelle idéal, archétype, modèle, malgré son origine mythi-que, constitue une composante inconditionnelle de toute espèce de réflexion. C’est à creuser.
Il y a une condition continuellement vécue: toute compréhen-sion sentie, toute perception portant sur l’essentiel, présuppose un fond sans fond, l’immédiat pur, la pureté de l’esprit qui est com-munion avec l’essence du devenir cosmique. Cette vérité ne résulte pas de la réflexion en tant que corrélat, puisqu’elle la précède, elle constitue la matrice de toute réflexion, de tout sentiment, elle n’est pas déductible. Principe originel et sans origine désignable, seul principe qui unit l’homme avec le monde, saisie éternelle de l’in-fini dans la finitude des formes, des mouvements, des visages hu-mains surtout. On parle souvent de la raison préréflexive, de la rai-son sans raison, de la raison qui décrit ou constate une vérité à la fois concrète et changeante, mais qui donc se donne la peine de con-templer cette vérité qui est la matière secrète de toute philosophie première ?
Il s’agit de l’innocence primordiale, de la nudité absolue, de la candeur qui est le reflet permanent de tout effort rationnel. Ce don matinal qui enferme en lui toute connaissance positive n’est pas un au-delà situé quelque part loin du monde, puisqu’il n’y a pas de lieu hors du monde, il s’agirait d’une contradiction. Le royaume de cette épiphanie n’est que l’homme cosmique ou le monde humain, l’ici permanent sans lieu ni temporalité concrète, car le principe de toute réflexion et de tout sentiment est toujours désignant et jamais désignable.
Au-delà de toute ‘‘obédience’’ métaphysique et au coeur de la condition humaine qui essaye de se saisir, nous rencontrons les signes de cette ‘‘espacité’’ existentielle qui dépasse de loin même les philosophies dites de l’existence. Loin de réfuter les existentiels et les systématiques de la pensée, leurs signes entre le visible et l’invisible ouvrent les horizons du monde et de l’homme et c’est dans cette ouverture qu’on constate l’universalité du dire silen-cieux. La saisie du monde, immédiate et sans aucune médiation antérieure ou postérieure, est le signe permanent qui révèle en se révélant, telle secrète harmonie d’Héraclite, telle intuition intelli-gible de Schelling, tel idéal de la belle âme de Rousseau et de Fé-
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nelon dont Hegel s’est profondément inspiré, telle ignorance divine de Nicolas de Cues etc…
Néanmoins, nous pouvons constater que c’est dans la présence du féminin que ce trésor secret et réel apparaît de manière éclatante et essentielle à la fois. Qu’on ne pense pas à un idéal lointain ve-nant d’ailleurs et illuminant la présence de la femme, ni à une pré-sence stable qui incarnerait les vertus virginales de la coré du mon-de selon la mystique de l’Orphisme. Nous pensons plutôt à l’exi-stence concrète qui se manifeste en permanence à travers la nature féminine qui est toujours présente dans la vie, toujours offerte à l’homme sans dévoiler pourtant son secret. Certes, le voile féminin n’est pas le signe traditionnel qui sépare, c’est au contraire la pro-fonde ‘‘provocation’’ qui saisit le coeur de l’homme sans se laisser faire. Il est inconsommable, puisqu’il garde son secret sans l’expo-ser au dépouillement de la curiosité ou du désir charnel.
Il y a un désir beaucoup plus profond, un désir désiré, et l’hom-me, disciple du féminin dans ce cas, pourrait se déterminer comme désir désiré et même loin de tout volontarisme, fût-il sublime. Car la femme, la femme concrète que je vois, la présence parlante par son silence, que je contemple, n’est jamais un objet qui excite ma virilité concupiscente. Elle appelle avant toute excitation ou incli-nation naturelle, elle ravit en promettant une beauté qui dépasse son charme physique auquel toute esthétique naturaliste offre ses inclinations. L’appel de la femme vient d’ailleurs puisqu’il est en même temps un rappel.
Que pourrait donc rappeler cet appel sinon quelque chose qui le dépasse ? Rappelons-nous que Diotime initie Socrate à l’éros en lui rappelant des vérités qui ne lui appartenaient pas. Superbe initia-tion du féminin qui enseigne sans avoir rien à donner, rien qui lui serait propre. Une objection positive pourrait nous démunir de la contradiction latente: Diotime, maître de la dialectique platonicien-ne (la seule logique qui perdure) dialoguait avec un homme sage et respectueux de ses propos. Elle était sûre alors que son appel était tout d’abord un rappel de vérités connues des deux interlocuteurs, à travers la réminiscence. C’est donc l’anamnèse qui constitue le rappel de l’appel féminin, son charme ravissant qui nous éloigne des horizons gris du regard sensuel. C’est l’assurance en dépit de
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toute certitude, comme dit Marion dans son phénomène érotique, une assurance qui détermine l’appel du rappel. Mais, si nous voulons consulter Platon, même sans être platoniciens, Diotime n’est pas un personnage venant du monde des arts. Elle n’est pas non plus un archétype idéal siégeant dans le monde des idées. Son aspect mythique prélude une vérité de portée éternelle, car le récit mythique dans la philosophie ébranle toute mythologie naturalisée et rappelle un appel primordial.
Si nous nous limitons à notre sujet, puisque tout élargissement de la problématique portant sur le mythique en philosophie nous éloignerait considérablement, nous distinguons avec netteté une réalité flagrante: le récit du féminin est un récit adressé à l’homme et cela révèle la complémentarité inconditionnelle qui rend possible tout commerce entre homme et femme. Si nous poussions un peu notre réflexion, nous pourrions percevoir la féminité accueillie en nous, nous pourrions donc la concevoir comme la seule constel-lation de notre conscience aporétique. C’est la pureté, l’innocence, le charme, l’admiration qui voient leur rigueur ontologique s’acco-mplir dans tout moment de la réflexion. C’est le dynamisme, cette virilité robuste qui appelle au rappel, qui crée toute condition d’approche et de communion. Nous oublions souvent que nos pre-miers sentiments érotiques ne portent pas sur la sexualité du féminin, parce que celle-ci résulte des voies de la nature. Or, la fé-minité, en tant que phénomène, devance la sexualité et reste tou-jours sa condition préalable. Ce qui se passe est même curieux: alors que l’appât et l’aspect sinistre expirent d’une manière ou d’une autre, la féminité reste à jamais et habille l’humanité pro-fonde de l’homme. On ne pense ni à la fécondité ni à la maternité, choses communes à l’homme et à la femme. On pense plutôt à l’affectivité, à la réceptivité, à la perdurance, à l’ouverture du coeur féminin, à sa vocation d’abriter les inspirations les plus nobles du masculin. Car la désirée n’est désirée qu’en tant que source inépui-sable d’accueil, d’hospitalité permanente, de tendresse et de coura-ge inépuisable.
En même temps, l’ouverture de la femme est déjà implantée au coeur de l’homme, elle est captée sans être captive, car le féminin reste toujours désiré pour quelque chose qui dépasse son ouverture
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honteuse. De quoi s’agit-il sinon du mystère de la femme désirant le dépassement de sa présence temporelle, dépassant sa propre pré-sence pour rester cachée dans son être le plus intime? Le féminin, exilé au coeur du masculin, reste toujours en dehors du lieu de l’e-xil, dans sa propre demeure qui n’est pas désignable en un lieu donné. Nous ne pouvons pas nous représenter ce lieu sans lieu de la première demeure sinon au pays de l’innocence primordiale et du sourire charmeur. C’est l’origine sans origine, l’originalité sans commencement ni déclin, l’étincelle du sens qui rend possible toute signification. On dirait que cet état est universel et ne consti-tue pas le trésor unique du féminin. Tout de même, son lieu révéla-teur par excellence est le coeur féminin, une sorte de maternité éter-nelle qui est source de création, ce dont l’homme est incapable.
On est dans l’essentiel de la recherche: paradoxalement, la fem-me ne peut que se tourner vers l’homme auquel elle propose sa pré-sence désirante et désirée. C’est l’éternel féminin qui doit s’accom-plir dans sa temporalité évanescente, puisqu’elle n’a pas de tem-poralité réelle sinon comme figure d’exil. Temporalité affleurante, figurative, tombant et s’inscrivant à travers l’approche et le sourire immaculé, attendant la caresse et tous les signes de l’initiative mas-culine. Modalité de l’existence vivant son mystère qui n’est plus mystère, mais révélation du sens fragmentaire et unitaire à la fois. Fragmentaire, puisque la présence concrète est à jamais unique et irremplaçable, et unitaire parce qu’elle révèle une vérité univer-selle, dans le concret, qui est toujours en voie d’expression. On vit l’universel dans la présence concrète qui n’a pas de sens sans la saisie absolue, c'est-à-dire la source de toute signification. Nous entrevoyons la positivité totale qui manifeste concrètement son message. Cette vérité rend intelligible toute manifestation per-sonnelle et individuelle, puisqu’elle est porteuse de sens et d’expé-rience, vivant la présence responsable de la rencontre.
Rencontre ou rapt du féminin au coeur du masculin? Voyons de près.
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II Le désir masculin
n dit que c’est l’homme qui désire avant tout geste féminin. En est-il ainsi? Selon la phénoménologie (surtout chez Hus-serl) la conscience est conscience de quelque chose. Mais ce quelque chose ne pourrait pas être totalement connu de la con-science connaissante, cela serait contradictoire. Le platonisme nous guette toujours et nous demande de considérer correctement l’être de tou-te connaissance. Y a-t-il alors une connaissance innée qui ne serait que saisie concrète de tout connaissable, un platonisme en voie de formation permanente, une pérennité se faisant jour à partir de chaque représentation sensible? Le problème n’est pas abor-dable ici, parce qu’il déborde les cadres de notre sujet. Néanmoins, nous osons dire que toute tentative de la pensée est tributaire, d’une ma-nière ou d’une autre, du platonisme.
Il est vrai que le masculin connaît avant toute connaissance son alter ego qui ne peut être que le féminin. Il connaît et pour cette seule raison, il reconnaît. Il y a une connaissance avant toute con-naissance, une connaissance intuitive qui n’est pas nécessairement sympathie comme dirait Bergson, mais communion. La reconnais-sance serait donc une sorte de réminiscence permanente que vivrait l’essence éternelle du monde et la présence féminine de l’homme à travers le geste et nous voilà à l’essentiel de la virilité au sens fort du terme.
Le masculin se tourne vers le féminin pour y trouver l’annonce originelle, mais il y trouve des fragments vivants de son propre être. Pourrait-on concevoir l’homme sans la femme et vice versa? Ni l’homme ni la femme ne pourraient se concevoir sans la com-plémentarité mutuelle de leur présence. Nous percevons pourtant que complémentarité ne signifie pas identité, ce qui étoufferait la vigueur du geste personnel.
Le masculin, l’homme concret, revendique son apport, la fécon-dation profonde du féminin avant tout commerce charnel, c’est-à-dire sa présence rassurante, ses yeux prometteurs, son assurance
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sans aucune trace de paternalisme, son germe créateur qui rend au signe du féminin le signal d’une approche réelle. Au fond c’est le coeur de la fille éternelle qui ébranle paisiblement la vaillance de l’homme, mais c’est aussi la virilité qui réveille les attentes secrè-tes du féminin.
Nous nous habituons à dire que c’est l’homme qui désire le pre-mier et que le désir masculin n’est que le fondement de la ren-contre. La femme, selon nous autres hommes, attend l’appel, elle suit ou refuse les avances. Quelle erreur que d’attribuer aussi bien à la femme qu’à l’homme des rôles exclusifs et séparés, alors que nous oublions la complémentarité et le nexus secret qui constitue le point de départ de toute procédure…
Nous pouvons avancer sans précaution préalable et aller au fond même du masculin. Nous y verrons sa particularité qui rend évi-dente l’approche et l’exil mutuel, cette forme bizarre de commu-nion. Certes, l’anima, pour rappeler Jung, touche le coeur du mas-culin, elle constitue à la fois un point de proximité et de distance et cela pourrait nous faire penser à une unité principielle qui n’est que le reflet temporel de l’identité absolue, de ce que Descartes ap-pelait l’idée de l’infini. Faut-il rappeler que l’essentiel de la pensée du philosophe consiste en ce qui rend le cogito capable de saisir la vérité des êtres finis ? L’infini, selon Descartes, le bien selon Pla-ton, ne sont que l’identité absolue qui rend intelligible toute exi-stence finie, toute finitude.
En revenant à notre sujet, nous comprenons pourquoi la di-stance entre femme et homme est fondée sur leur proximité essen-tielle qui se manifeste toujours en dualité phénoménale sous l’at-traction permanente de l’intimité infinie, de la proximité. Autre-ment il n’y aurait pas de possibilité d’approche, fût-elle séductrice. Mais au delà de la proximité originelle nous devons voir de près la force du masculin face à la présence de la femme.
Il y a une dynamique qui est propre à l’homme, une virilité d’honneur qui fait le chevalier de tous les temps, celui qui contem-ple, qui honore la fille éternelle, sans pourtant l’adorer en déesse. Nous ne pensons pas aux vertus du masculin fondées sous une influence larvée des vestiges de l’âge patriarcal, ni aux préjugés du conformisme bourgeois. Nous essayons de dire quelque chose qui
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transcende les âges historiques de la formation humaine, une chose qui, bien qu’elle transcende, pénètre à fond l’humanité de l’hom-me. La femme accueille, alors que l’homme arrive avec la certitude profonde de trouver refuge, puisqu’il y a une faiblesse insurmon-table chez l’homme cherchant à savoir que c’est bien dans le coeur du féminin qu’il peut se loger. L’exilée au coeur du chevalier se sent accueillante. Celui-là ne part jamais à la conquête, il ne de-vient pas le Don Juan conquérant et désespéré, une image terrible du faux amoureux qui n’arrive pas à la plénitude promise ou ima-ginée. Don Juan, loin d’être un archétype en déclin dans le person-nage de Casanova, est plutôt un Tristan empoisonné par ses illu-sions et sans les filtres des magiciennes, il est la victime qui s’im-mole, même avant toute expérience amoureuse, à la profondeur de son existence désirante. Car il n’y a pas d’existence désirante sans qu’elle soit désirée par elle-même: le fini temporel est désiré par son infinité atemporelle. Alors que le chevalier de l’honneur re-connaît bien sa procédure avant tout commerce, il reste ébloui par la clarté du regard féminin, il se sent désirant et désiré à la fois et c’est là un appel-rappel qui lui révèle la proximité avec la fille éter-nelle de ses inspirations. A vrai dire, cette coïncidence mutuelle de cet appel-rappel ne supprime pas la différence entre les sexes, elle la confirme dans le cadre de l’unité non identifiable. Si le pan-théisme de toutes tendances se trouve dans l’impossibilité d’expli-quer la différence des modes dans l’identité absolue de l’essence unique, la présence du masculin et du féminin confirme l’identité cachée dans l’unité qui rend intelligible la rencontre et l’intimité. C’est la proximité de la distance et, qui plus est, le sens profond dégagé de l’approche de la phénoménalité. Celle-ci reste inintel-ligible sans son fondement ontique dont elle est l’expression sensi-ble.
Il s’agit d’une rencontre sublime qui illumine à jamais le secret de l’homme. Celui-ci, accueilli par le charme de la féminité, appor-te sa virilité prometteuse et paisible et se reconnaît intimement dans l’enrichissement offert. Nous vivons l’exil ultime chez la fem-me éternelle, l’exil de l’exil du désir assouvi et des ruses de l’ima-gination morbide, l’exil de l’exil du temps objectivé et objectivant, la voie de la liberté et de la libération.
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III Ambiguïtés
ensonge romantique, selon une formule de René Girard ? Idéalisation d’un phénomène physique et dicté par les lois concurrentes de la nature aveugle ou, au moins, dialectique ? Com-me il est impossible de citer plusieurs sortes d’objections revendi-quant la vérité explosive de l’épanouissement naturel qui amène à la jouissance de l’habitude sexuelle, nous dirions que le problème existentiel de la rencontre du féminin avec le masculin est toujours un point de dispute et de discussions aiguës.
Il y a toujours dans le sensualisme extatique un enjeu considé-rable et purement physique, une sorte de ravissement qui promet le paradis perdu aux âmes errantes et angoissées, une amorce qui sug-gère sans cesse la promesse de la récupération d’un trésor perdu dans les océans du drame humain, un reflet de l’enfance perdue dans les labyrinthes de l’âge de raison. Au-delà de tout nihilisme qui se moque de tout, même du plaisir, on pourrait s’approcher des voies qui immolent toute fraîcheur à l’extase de la volupté, à la ten-sion orgasmique de la chair assoiffée et demandent la répétition interminable du plaisir insatiable. Si, selon Bataille, l’extase des pulsions érotiques rencontre positivement le néant des mystiques, elle donne une certaine positivité au vide existentiel, malgré l’illu-sion sur le long terme. Si l’irrationalisme latent dans la théorie de Marcuse propose, entre autres, la libération sexuelle, il ne répond pas à la question par excellence: de quelle manière le sexisme libé-ré pourrait-il, sans s’effondrer, être conséquent avec l’irrationalité de l’extase ? Chez Fourrier l’explosion libératrice suit la période de chasteté et donne un sens positif à la vie de liberté en amour.
Il y a chez Paul Klee un fond originel qui constitue le point de la rencontre éternelle de l’art, de la pensée et de la création. À la manière de Rousseau et des romantiques, on pourrait ausculter les voies opposées pour mieux comprendre certains abus de part et d’autre, on pourrait même consulter la voie des tantra et la sagesse
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orientale pour constater des affinités, malgré la distance apparente des civilisations.
On en viendrait à constater qu’en dépit des divergences, voire des oppositions, l’amour, l’éros, n’est pas un phénomène physique dépendant entièrement des dictées anatomiques et physiologiques. Sa quintessence est toujours psychologique, elle marque la qualité spirituelle de l’homme, elle participe à sa destinée. On pourrait mê-me dire que le phénomène humain est inconcevable sans la sensi-bilité érotique, malgré la vulgarisation du charnel, sa prostitution et sa tournure vénale. C’est l’exil véritable de l’homme historique, le principe de tout exil qui rend inconnaissable la nature humaine. Peut-être s’agit-il d’une tragédie inévitable issue de l’oubli des ori-gines innées et non localisables, d’une tragédie dont la façade con-stante est le mensonge réciproque entre les amoureux.
Le témoin véridique de ce point crucial est le corps lui-même qui se refuse à obéir aux exigences abusives du plaisir imaginaire. C’est alors que le masque apparaît pour cacher le paradis promis de la jouissance à la fois avide et évanescente.
C’est évident: Le plaisir, l’amour, ne sont pas concevables sans communion sincère, faute de quoi, le risque existe d’une dégra-dation vers des voies avilissantes. Les ambiguïtés en amour suggè-rent quelque chose qui les dépasse, évoquent, à leur insu les fonde-ments de l’humain et rappellent de manière claire une certaine mo-ralité à horizons ouverts, éloignée même de tout conformisme clos. Car, avant la volupté aveuglante et le désir avide qui transforment tant le féminin que le masculin en objets de plaisir fautif, il y a tou-jours l’appel-rappel qui précède toute inclination objectivante et égotique. C’est le fond commun et unitaire qui informe avant toute déviation, c’est ce que Breton appelait la transparence absolue in-carnée dans la présence de la femme. C’est la terreur de la forêt sauvage qui révèle la vérité de Tristan et l’enfer cosmique d’Iseut, c’est l’expérience infernale qui prélude à l’épiphanie de la pucelle que le chevalier aimait plus que la prunelle de ses yeux, selon les récits de la Légende arthurienne, c’est l’enfance du coeur humain qui ne vieillit jamais selon Chateaubriand (René), c’est Mathilde qu’Henri connaissait depuis des temps immémoriaux, selon Nova-
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lis (Henri d’Ofterdingen). Les témoignages des poètes, des roman-ciers et des penseurs sont innombrables et deviennent une vérité poignante dans l’expérience personnelle des gens de tous les temps. Leur message est évident.
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IV
L’appel mystique
l y a quelque chose, une vérité régnante, dirais-je, un indice on-tique qui révèle la réalité par excellence. C’est le réalisme de l’utopique tel qu’on le rencontre chez Dostoïevski, chez Proust, chez Gombrowicz, chez Musil, chez Broch etc. A vrai dire, ces au-teurs et beaucoup d’autres répètent à leur manière une vérité qui remonte aux temps immémoriaux de toute inspiration, qu’elle soit romantique, idéaliste, symbolique… Elle est universelle, à vibra-tions inépuisables et toujours renouvelées à travers l’expérience humaine et sa destinée. Nous pensons que l’utopique est irréali-sable. C’est une première approche qui est superficielle, loin de la vérité de l’humain, puisque les fondements de notre nature dépas-sent de loin tout calcul utilitaire de courte haleine. Il y a bien sûr une réalité régnante telle qu’on la voit dans le commerce visible de la vie quotidienne, celle qui indique le réalisme de l’atteignable à but utilitaire. Ainsi, tous ceux qui obtiennent le plausible sont ap-pelés réalistes. En conséquence, les rêveurs, tous ceux qui aspirent à une réalité poignante et plus profonde, ceux qui plongent dans une réalité en éveil sont les utopiques, les Don Quichotte, etc. C’est une ironie tragique que de vouloir ignorer l’essentiel de notre exi-stence par un escamotage flagrant selon lequel l’habitude nocive et ses paysages évasifs constituent l’essentiel de la réalité. A part les témoignages de l’art, on est obligé de scruter ses propres attentes et expériences pour y découvrir le secret transparent de l’existence.
C’est là que nous aurons la belle écoute de notre nature intime, c’est là que nous découvrirons les premières splendeurs du sourire féminin, sa pureté éternelle, ses suggestions qui ne sont que la nourriture éternelle de l’âme aporétique. On y voit la féminité éter-nelle et jamais les caricatures infernales de l’objet du plaisir, sou-mis aux rythmes paralysants de la volupté intéressée. On y rencon-tre une autre voix, la voix de l’existence, la voix issue du sourire permanent d’une enfance sans déclin, la matrice de la chasteté, de la pureté, de l’innocence et du charme. On y voit aussi l’infinité
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propre de l’existence, en allant bien au-delà: au trésor des coeurs éveillés, selon le Nagarjuna, là ou la sagesse orientale rencontre l’i-nitiation platonicienne, la beauté intelligible, le lieu véritable de la connaissance.
Car, toute connaissance, de quelqu’espèce qu’elle soit, se trouve dans la nature éternelle des choses, loin de toute tentative rédu-ctrice et éphémère. On saisit son être propre hors de toute tempo-ralité aveugle et hasardeuse, dans sa propre innocence absolue qui se manifeste de manière fragmentaire et révélatrice à la fois. Le sens cosmique primordial n’a pas de commencement, il crée la temporalité et nous pouvons dire que l’homme participe à la vérité atemporelle. Pour cette raison nous saisissons le temps, la tempo-ralité du processus cosmique et nous sommes en même temps tem-poraires et infinis. Notre éternité, notre infinition, est la grande utopie réelle étant donnée l’image défigurante de la phénoménalité. Peut-on donc dire que l’apparence constitue la seule réalité, alors que toute inspiration venant de l’auscultation du réel est utopique ? C’est l’inverse qui est vrai. L’utopique, la réalité oubliée mais tou-jours présente, constitue l’aspect vrai de toute réalité valide; le sens du caché rend possible toute vérité apportant un sens. Toute signi-fication annonce l’origine de chaque proposition raisonnable et suggère en même temps ses émanations mystiques.
Vision mystique de la vie ? Le terme est ambigu, mais nous de-vons être prudents, parce que toute une tradition logico-métaphy-sique y est enracinée. Il ne s’agit pas de l’expérience mystique, ni de la mystique issue d’un mysticisme objectivé. On pourrait aller bien au-delà de toute discipline limitée pour découvrir, pour rencon-trer le principe de son existence avant toute réflexion postérieure. C’est l’a priori de tout a priori, l’inconditionnelle saisie (noèse di-rais-je) de l’être propre de toute existence cosmique et temporelle, la saisie ou la noèse de l’infini (Descartes) qui rend intelligible tou-te forme et expression du monde fini. Certes, on ne place pas l’in-fini quelque part, fût-ce hors du monde, puisque un tel endroit est impossible ou purement imaginaire. Au contraire, c’est dans le monde de la finitude qu’on découvre les traces palpitantes de l’infini. Ainsi, la voie mystique est la matrice du symbolique et du connaissable, elle marque aussi bien le sensible que l’intelligible,
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elle rend évidente leur unité intime qui, pourtant, ne constitue pas une identité.
Une recherche de longue haleine nous attesterait que le noeud de toute pensée conséquente se trouve dans le fond primordial my-stique et jamais dans le mysticisme de quelqu’école que ce soit. Pour être plus clair et pour éviter tout malentendu, nous dirions que le mystique est l’immédiat absolu qui constitue le nexus de toute pensée, l’intuition préréflexive qui connaît déjà l’essence des cho-ses avant toute réflexion postérieure qui la confirme. C’est l’infor-mation éternelle, une sorte de réminiscence permanente au coeur de l’apparence cosmique. On retrouve ces forces illuminantes de l’en-fance intellectuelle qui n’ont rien de commun avec l’enfantillage, les sources pures du sentiment profond qui n’ont rien à voir avec la sensiblerie. Car l’innocence, la pureté, le charme, la sympathie uni-verselle, ne sont que signes visibles de l’ontique dont l’essence est mystique. Toute expérience suit nécessairement et présuppose ces données virginales qui offrent à la réflexion une nourriture imma-culée (Platon).
Jeu secret, éternel, annonce porteuse de sens, plénitude primor-diale sans laquelle l’obscurité de l’illogique et les péripéties dans la nuit cosmique déposent leurs témoignages néfastes et désastreux. L’expérience négative du drame humain est paradoxalement une confirmation poignante de la réalité de l’utopique. Les ténèbres du réel, de l’historique, couvrent tellement la réalité régnante et invo-quent un autre pays par excellence réel, que de prime abord nous appelons utopique. Ce dernier est le fond ultime de l’homme, sa réalité intime, et nous savons très bien qu’il n’y a pas de vie humai-ne sans intimité. Toutes les contradictions des relations humaines, tous les malentendus qui mènent au nihilisme ou au désespoir, ne sont que le visage déformé de notre condition qui invoque et de-mande sa propre réhabilitation à travers son exil mondain aux cimes du désespoir (Cioran) ou de la démence.
Qu’on retourne au chevalier de l’honneur et à l’éternel féminin pour une considération de leur exil en liberté.
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V L’éternel féminin et le chevalier: l’exil utopique et réel
n a tant parlé de l’exil, on en parle à partir des représentations de la muse littéraire de toutes les époques. La nostalgie des origines, étroitement liée à l’exil, renforce impitoyablement les souvenirs et provoque l’euphorie d’un sentiment déraciné de sa source profonde. C’est alors le règne de l’illusion et la désorienta-tion aux lieux de l’imagination imaginative, aux rives du mensonge et de la fausse utopie.
Il y a toujours un à coté salutaire, la vraie saisie de l’occurrence, de ce qui se passe en vérité, l’utopie pure du réel, la palpitation du réellement vécu, notre vision cachée qui est notre vraie existence. On pourrait prolonger la problématique sur plusieurs lieux de la vocation humaine, mais nous nous bornons aux limites de notre enquête. Car le féminin et le masculin désignent l’humain et prélu-dent tous les tournants décisifs de sa condition.
Tout d’abord le terme éternel féminin n’appartient pas à certai-nes femmes idéales et douées, ni à la sensibilité incontestable des mythologues, des poètes et des romanciers. Ce n’est pas une invention des artistes, mais une réalité profonde de l’âme humaine de toutes les cultures. Faut-il rappeler que les poètes et les drama-turges ont puisé leurs descriptions dans les récits populaires qui les avaient devancés ? C’est l’esprit du peuple qui a donné les ‘‘modè-les’’ émouvants, ce sont des générations entières qui les ont magni-fiés jusqu’à l’arrivée du poète doué qui a éternisé les légendes et les dits de sa tradition. Ainsi, c’est avec le chevalier que l’homme éternel se trouve introduit dans la tradition abondante des peuples.
Si nous prenons en considération ce pré-donné incontestable, cette vérité hors de doute, nous pouvons évaluer l’apport ontique de son message. Il y a toujours un manque qui frappe l’homme, une absence de quelque chose d’essentiel qui, pourtant, est présent dans l’intimité propre à son existence, une absence présente qui dicte avec déférence la plénitude manquante, tout en dénonçant
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l’erreur et la passion. Le véritable exil de l’existence assiégée par le fléau du temps perdu est bien son expérience lourde, et nous voilà au pays de la libération. C’est une constatation d’une ampleur universelle qui se fait jour chez la femme et chez l’homme, por-teurs par excellence d’un sentiment aigu et perspicace. Car, à partir de leur formation dans l’enfance ces visions virginales apparaissent et donnent la certitude d’une positivité absolue, d’une positivité qui absorbe toute relativité et finitude; tout sens vient de la présence de l’infini dans le fini. Notre monde qui n’a ni limites ni commen-cement, est une manifestation de l’infini dans les formes et les puissances finies et constitue le vrai ‘‘lieu’’ de la manifestation de la vérité humaine.
C’est dans ce ‘‘cadre’’ illimité et essentiellement atemporel que la rencontre de l’homme et de la femme prend son sens ontolo-gique. Il y a une éternité originelle de la femme, sa féminité ado-rant le vrai, le beau et le valable, une éternité qui confirme et vit le sens de la vie, comme il y a une éternité originelle de l’homme qui consomme de manière créative la saisie du réel, malgré toute ap-parence déroutante. A vrai dire, l’homme et la femme diffèrent en raison de la complémentarité de leur nature, mais toute complé-mentarité repose sur le fond commun, sur l’unité qui n’est pas, nous le répétons, une identité détruisant la rationalité.
Une relation intime en amour ne peut pas être fondée sur l’ap-parence esthétique, même à la période des premières attentes, sans déformer la mentalité et l’approche correcte du phénomène éro-tique et conjugal. En cas d’approche différente c’est la résignation de couleur pessimiste ou optimiste, peu importe qui l’emporte. On connaît les contradictions consécutives, les faux-semblants, les ambiguïtés, sinon les mensonges mutuels au nom du plaisir sus-pect. C’est ici qu’ on constate le véritable exil de l’homme et de la femme dans la prison du mensonge historique exigeant toutes sor-tes de conforts et de facilités interminables. L’embourgeoisement de la rencontre tue la féminité et la virilité, faisant de la vie histo-rique une utopie insupportable et mensongère, un endroit où tout est relatif sinon hypocrite.
Par contre, la rencontre intime du féminin avec le masculin sau-vegarde le principe unique de la complémentarité et rend tant
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l’homme que la femme témoins d’une éternité dans la vie histo-rique. La femme redécouvre sa féminité en l’offrant à l’homme, a-lors que celui-ci prend conscience de son honneur chevaleresque avec son ouverture à la féminité qui l’attend. Cette libération du poids que provoque l’érosion du désir sensuel par l’habitude, ce dépassement transcendantal de la volupté et de la tentation perma-nente de la chair, inhibée par un regard aveuglé, ramène à la vraie vision, à l’enfance éternelle des aimés, à l’anamnèse persistante qui découvre le vrai ravissement. Il s’agit de la découverte d’un pays voisin, voire intime qu’on pourrait appeler proximité primordiale et c’est à partir de celle-ci qu’on reconnaît à la fois son exil et sa propre liberté.
De prime abord cela semblerait bizarre et soulèverait beaucoup d’objections. Toutefois, si nous essayions de voir de près, nous comprendrions tout cela différemment. Ce n’est pas une évasion mystique qui aurait pour effet de spiritualiser des tendances dues à la sensibilité humaine et même idéalisée, sinon mystifiée par excès de sentimentalisme. L’évasion apparaîtrait beaucoup plus réelle, plus évidente, si nous examinions attentivement les traces de la pé-rennité dans le changeant, dans le temporel. C’est alors qu’on re-voit ses propres données s’étendant à tous les domaines de la vie in-tellectuelle, sociale, artistique, sentimentale. Mais comment pour-rait-on y arriver sans considérer son intimité originelle vis-à-vis de sa propre nature qui engage inévitablement, selon les cas, la fémi-nité ou la virilité ? Tout commence par la mystique et finit en poli-tique déclarait Péguy. Paraphrasant les propos du poète nous pour-rions dire que tout commence par l’enfance et finit en communion de l’humain, de l’éternel féminin et du chevalier de l’honneur.
L’utopie, la grande et unique utopie ne se trouve ni dans les cieux imaginaires fussent-ils platoniciens, ni dans les propos idéo-logiques et moralisants des visionnaires de tous les temps. L’utopie unique se trouve au coeur du temporel, du cosmique, dans la péri-pétie humaine qui essaye de décrypter l’apparence cachée tant au fond d’elle-même que du phénomène cosmique. Ce retour philo-sophique, vrai rapatriement au pays sans frontières ni limites est la seule utopie réelle qui donne un sens à toutes nos inspirations.
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Antigone exilée chez Hegel
A Anne Deschamps
De tous les chefs-d’oeuvre de l’antiquité et du monde moderne (je les connais à peu près tous et chacun peut et doit les connaître), Antigone me paraît le plus parfait, le plus apaisant.
Hegel, Esthétique, Vol. IV, Champs/Flammarion, p. 286.
I Préliminaire.
l est vrai que l’Antigone de Sophocle (496-406), présentée pour la première fois en 442 avant notre ère, figure parmi les meil-leures oeuvres de la littérature mondiale et que la portée merveil-leuse de son message ravit toujours tous ses lecteurs. Le génie de son auteur et ses inspirations superbes ont réussi à créer une tragé-die dont le sens et la portée philosophique sont classiques à jamais. A vrai dire, le mythe était bien connu et même sous plusieurs va-riations, mais le vrai moment de son immortalité s’est fait jour au 5e siècle, à Athènes, avec le grand dramaturge.
Nous devons le dire sans réticences: seule la problématique de la démocratie d’Athènes et ses coordonnées philosophiques, my-stiques et artistiques pouvaient offrir à un grand poète la possibilité d’une inspiration subtile sur le sentiment tragique de la vie, née du conflit entre la nécessité de l’État et les lois non écrites de la con-science personnelle. La fille exilée dans sa propre ville est un sym-bole sans précédent.
Nous connaissons tous à peu près le destin tragique des Labda-cides, le sort de Laïos, d’OEdipe, de Jocaste; la percée impitoyable de la destinée dans la vie de cette famille royale qui est devenue
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symbole de profond malheur et de résignation absolue. L’Antigone est une suite de malheurs et c’est le déploiement et la dégradation inimaginable du tragique qui crée sa destinée immortelle. On se souvient qu’après l’issue tragique du règne de Laïos, Étéocle et Po-lynice se sont disputé le pouvoir, mais alors que celui-là était le successeur légal du trône, celui-ci a tenté, avec l’aide de sept géné-raux étrangers, de s’emparer du pouvoir. Les deux frères s’étant entretués sur le champ de bataille et étant donnée la nécessité abso-lue de maintenir l’ordre dans la cité, le pouvoir a été assumé par leur oncle, Créon, un autre personnage au destin impitoyable.
Créon, le roi avait décidé qu’on enterrerait Etéocle en héros qui a combattu avec abnégation pour le salut de sa ville, alors que Po-lynice devait rester exposé, déshonoré, sans tombeau, ni lamenta-tion…
Entendons les vers du poète:
Antigone: Certes! Juges-en. Créon, pour leurs funérailles, di-stingue entre nos deux frères: à l’un il accorde l’honneur d’une tombe, à l’autre il inflige l’affront d’un refus! Pour Etéocle, me diton, il juge bon de le traiter suivant l’équité et le rite, et il l’a fait ensevelir d’une manière qui lui vaille le respect des ombres sous terre.11
11 Mais pour l’autre, Polynice, le pauvre mort, défense est faite, paraît-il, aux citoyens de donner à son cadavre ni tombeau ni lamentation: on le laissera là, sans larmes ni sépulture, proie magnifique offerte aux oi-seaux affamés en quête de gibier ! Et voilà m’assure-t-on, ce que le noble Créon nous aurait ainsi défendu, à toi comme à moi – je dis bien à moi ! Il viendrait même en personne proclamer ici expressément sa défense, pour ceux qui l’ignorent encore. Ah ! C’est qu’il ne prend pas la chose à la légère: au rebelle il promet la mort, la lapidation dans la cité !
Antigone, v. 21-36. Traduction française Paul Mazon, éditions Arléa.
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II
Créon: La nécessité de la persistance de l’état.
ous connaissons bel et bien le rôle prépondérant de Créon qui est, paraît-il, à l’origine de la nouvelle tragédie de la famille malheureuse.
Mais, pour bien comprendre sa position, nous devons constater que la cité antique et tout état depuis lors, ne peut pas exister sans lois respectées par tous les citoyens. Si on se rappelle en plus que les dieux de la cité étaient les dieux de tous les citoyens, on se rend facilement compte que Créon avait raison au point de vue pragma-tique. Entendons-le: Est-il possible cependant de bien connaître l’âme, les sentiments, les principes d’un homme, s’il ne s’est pas montré encore dans l’exercice du pouvoir, gouvernant et dictant les lois?12
On pourrait dire que Créon pourrait avoir un allié de première qualité, Hegel (1770-1831) qui était en même temps grand admira-teur d’Antigone, la fille éternelle. Selon Hegel, représentant du panthéisme dynamique, l’absolu, l’Esprit, l’immédiat, dont l’hom-me est le porteur conscient, constitue la Thèse, alors que l’Antithè-se est la matière, toutes les formes du sensible. A vrai dire, Thèse On ne doute pas de la bonne volonté du chef de la ville, mais on s’interroge quant à sa sensibilité vis-à-vis des lois du coeur, d’autant plus que la famille était une institution préalable à toute forme de vie commune. Comment peut-on concilier les lois sacrées, selon lesquelles l’enterrement des morts était un devoir re-ligieux absolu, avec l’ordre du roi ? Comment briser, et même de manière absolument autoritaire, les liens sacrés de la famille sans provoquer les sentiments de la parenté qui sont eux aussi d’origine religieuse ?
12 Voici ce qu’il en est pour moi. Celui qui, appelé à conduire un État, ne s’en tient pas toujours au bon parti et qui demeure bouche close par crainte de qui que ce soit, celui-là, aujourd’hui et toujours, est pour moi le dernier des hommes. Antigone, v. 175-183.
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et Antithèse ne sont que les formes de la même réalité, étant donné qu’elles sont identiques quant à leur essence. C’est pourquoi la Syn-thèse constitue le lieu de leur rencontre dans l’histoire. Dans le temps historique, l’esprit prend conscience de lui-même à travers le mythe, la religion, la vie organisée, la famille, le droit, la moralité, l’état, la science, la philosophie, l’art… Il est évident que le noeud essentiel de toute cette phénoménologie de l’esprit est l’état, enten-du comme société civile, qui incarne tous les efforts, tragiques et superbes à la fois, de l’esprit mille fois déchiré et mille fois recom-posé.
13 Un passage essentiel est éloquent: La seule lumière qui puisse réconcilier l’esprit avec l’histoire Universelle et avec la réalité, est la certitude que ce qui est arrivé, non seulement ne se fait pas sans Dieu, mais est essentiellement son oeuvre.14
Il apparaît donc que, de premier abord, le grand philosophe s’exprime en faveur de Créon, vu la nécessité maintenir les insti-tutions. Pourtant, le problème est beaucoup plus compliqué, puis-que la marche douloureuse vers l’état de justice et d’égalité est un itinéraire pénible qui s’exprime sans répit pendant le processus historique. Alors, Hegel examine de près la position et la décision émouvante d’Antigone qui représente la conscience malheureuse face à la dialectique du maître et de l’esclave, selon la termino-logie superbe de la Phénoménologie de l’Esprit. Suivons donc Antigone et sa voie éternelle. Lorsque les lois expriment le droit, alors, au-delà de toute représentation mythique, l’histoire commence seulement avec la loi et l’État (op. cit., p. 465), si la liberté est présente et rend possible la réconci-liation de la loi qui est l’éthique objective avec la volonté-liberté personnelle.
13 Cette grandiose synthèse est exposée dans La Phénoménologie de l’Esprit, vol. I, II, Aubier Montaigne et s’est renouvelée dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, et Principes de la Philosophie du Droit, PUF, Quadrige, 1998
14 Leçons…p. 346. Par Dieu, le philosophe entend l’esprit absolu et impersonnel.
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III
Antigone: Les lois inviolables de la conscience
noble face aux lois implacables de l’État
’héroïne de la tragédie qui est élevée au rang de l’éternel fé-minin s’oppose avec détermination au décret de son oncle et même en pleine connaissance de cause. Frappée par les malheurs interminables de sa famille, imprégnée des souffrances et des é-preuves sans précédent, la fille fiancée témoigne d’un courage qui nous remplit d’une émotion profonde. Saisie en flagrant délit et conduite au roi, elle avoue son acte sans aucune trace de réticence: Je l’avoue et je n’ai garde de le nier [….] Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamé! Ce n’est pas la Justice, assise aux côtés des dieux infernaux; non ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes défenses à toi fus-sent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ? […] Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela quand bien même tu n’aurais rien défendu. Mais mourir avant l’heure, je le dis bien haut, pour moi c’est tout profit…15
Ce n’est pas le courage de la jeune fille qui frappe le plus et que l’on pourrait d’ailleurs considérer comme une obstination accrue à cause des malheurs innombrables de sa vie. C’est plutôt le symbo-lisme éternel de sa conduite inébranlable qui incite à une médita-tion profonde, puisque Antigone incarne à jamais l’essentiel de la dignité humaine qui s’élève jusqu’aux hauteurs inatteignables de Ces propos de la jeune héroïne au courage incomparable aboutissent à d’autres constatations é-blouissantes, comme: Je ne suis pas de ceux qui haïssent, mais je suis née pour aimer. (v. 523) Le roi, certain de sa décision, persiste et Antigone est enfermée dans une prison souterraine où elle se donnera la mort…Dans cette tragédie interviennent d’autres mal-heurs, mais concentrons-nous sur l’essentiel.
15 Antigone, v. 443, 450-462.
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l’impossible. L’état, chaque état, a toujours ses propres raisons pour décréter, pour dicter, pour obliger ses citoyens, pour les con-vaincre. Que ses lois soient ou non utiles, elles auront toujours de quoi s’opposer aux exigences les plus profondes de l’être concret et personnel qui est l’existence humaine.
C’est ici qu’on constate l’exil réel de l’âme dans sa propre cité, sans sa famille, loin, très loin de tous…au milieu de la société. C’est dans le sanctuaire de l’âme que le combat se déroule, et c’est pendant ces moments sacrés que l’homme prouve l’essentiel de son humanité. Certes, le cas d’Antigone est un cas limite, mais notre Sophocle prouve de manière incomparable que la destinée tragique de la vie est le terrain sur lequel se joue le sens de la vie. La vie est un terrain secret sur lequel l’exil du héros solitaire de tous les temps se déroule impitoyablement. Mais dans notre cas, l’héroïne ne se sent pas seule, sa nostalgie dépasse de loin les cris et les san-glots des nostalgiques de l’illusion. Antigone est l’existence abso-lue, porteuse d’un ailleurs invincible face au moralisme et à l’opti-misme de tous les bien-pensants.
C’est pendant de tels moments que l’homme se sépare des fan-tasmes et des idoles de la vie quotidienne pour mieux connaître son être profond. Les lois non écrites valent infiniment plus que les lois écrites, puissent ces dernières apporter un bonheur apparent. Anti-gone nous dit que l’homme doit rester fidèle à tout prix à son enga-gement qui le rend homme, même si l’irruption de l’arrogance et de l’orgueil menacent sa propre vie. Bien sûr, cette décision est héroïque et demande une abnégation qui démasque les mensonges de la vie quotidienne adonnée à l’eudémonisme.
Hegel qui dès sa jeunesse était préoccupé par le rôle de l’état dans la vie de l’esprit incarnée par les hommes, s’est penché sur Antigone et a été son grand admirateur. Le philosophe était persua-dé que l’état est la maison par excellence de l’esprit, mais recon-naissait aussi que la maturité des hommes, ce chemin pénible qui apporte les fruits les plus précieux, n’est pas chose faite. L’esprit se déchire et souffre, sa dialectique est tragique et Antigone est le symbole de la conscience qui essaye de donner un souffle de vie à l’état qui n’est pas conscient de sa mission divine (toujours selon le
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philosophe): Il se peut que le droit qui se tenait aux aguets ne soit pas présent sous sa figure particulière pour la conscience agis-sante, mais soit seulement présent en soi dans l’intériorité coupa-ble de la décision et de l’action. Mais la conscience éthique est plus complète, sa faute plus pure, si elle connaît antérieurement la loi et la puissance à laquelle elle s’oppose, les considère comme violence et injustice, comme une contingence éthique et sciemment, comme Antigone, commet le crime.
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Il est évident que l’analyse hégélienne, malgré ses attentes uto-piques selon lesquelles la dialectique de l’esprit conduira à la ca-tharsis du drame humain avec la réconciliation de deux côtés se trouvant en conflit implacable, s’inspire de la conduite d’Antigone et se plonge dans les profondeurs de l’âme humaine pour y dépister l’unité indivisible de la moralité, de l’intelligence et de la beauté. C’est dans cette tragédie que le penseur allemand trouve l’exemple unique qui arme toute son argumentation. Si l’existence de l’état constitue toute condition de l’apparition de l’esprit, l’âme humaine est la condition de toute condition, l’esprit de toute formation, l’es-sence de toute temporalité. Le philosophe allemand est un nostal-gique de l’avenir, un utopiste qui a vu assez bien la procédure de l’histoire, malgré ses simplifications avec ou sans la ruse de la raison. Il n’a pas compris que tout système, fût-il superbe, ignore l’existence concrète et ses données, il a négligé quelque chose d’essentiel malgré la morsure du réel. Car, Antigone exilée dans le labyrinthe hégélien est plus forte que les analyses superbes du sage professeur.
16 L’opération accomplie inverse le point de vue de la conscience ; l’accomplissement énonce de lui-même que ce qui est éthique doit être effectif ; car l’effectivité du but est le but de l’action…les commande-ments du gouvernement sont en effet le sens public universel, exposé à la lumière du jour, mais la volonté de l’autre loi est le sens souterrain, renfermé dans la profondeur intérieure, qui dans son être là se manifeste comme volonté de la singularité et qui, en contradiction avec la première loi, est la malice criminelle. La Phénoménologie…v. I, p. 37, 32.
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C’est ici qu’Antigone s’érige en symbole universel offert à tou-tes les sociétés et même indépendamment de tout progrès. On sait bien qu’au nom de l’état ont été commis les crimes les plus abo-minables. On sait aussi que l’état, fût-il criminel, doit exister, étant donné les nécessités de la vie. Selon Aristote, l’homme est un être politique, alors que pour Marx l’élément essentiel de l’homme est sa nature sociale. Antigone nous dit à travers Sophocle que l’hom-me est tout d’abord un être moral et c’est grâce à sa moralité qu’on peut envisager la dimension sociopolitique de son existence. Elle nous dit aussi que la moralité de l’homme est tragique en tant que responsabilité, en tant que fidélité aux commandements subtils d’une voix sans origines. Exil spirituel de portée grandiose, messa-ge crispé par les invasions de tout optimisme idéologique de mau-vais aloi.
Nous comprenons déjà pourquoi Hegel a tant admiré Antigone, malgré son opposition à la réaction de celle-ci vis-à-vis du dieu sa-cré qu’est l’état. Mais tout discours sur l’état, sur sa nécessité et sur sa mission énorme ne peut que reposer sur la saisie morale de l’homme. Utopique dirait-on. Bien sûr, mais il s’agit de l’utopie de la phénoménalité face à l’utopie du réel dont l’expression est notre héroïne chérie. C’est ainsi que le droit pourrait exprimer la loi mo-rale et intégrer l’humanité de manière concrète, personnelle et uni-verselle à la fois. Tout de même, ne soyons pas dupes d’utopies qui se démentent chaque jour. L’état, n’arrivera jamais à couvrir les exigences de l’âme humaine, surtout les lois non écrites qui sont source de toute grandeur. Bien sûr, l’amélioration constante des lois et des institutions facilite l’idée de la réconciliation, mais nous n’arriverons jamais à l’accord parfait, au savoir absolu hégélien.
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 65
IV Antigone et Hegel
ur le long terme, nous pouvons constater que le grand philo-sophe qui lisait l’Antigone tous les ans les larmes aux yeux, n’a pas été fidèle à son héroïne, malgré son admiration inconte-stable. Voulant soumettre la conscience personnelle aux raisons sa-crées de l’état qui naîtrait suite à la révolution française en Alle-magne (autre utopie aux couleurs nationalistes), il estimait que le conflit prendrait fin, puisque la réconciliation serait inévitable.
Nous constatons que le symbolisme d’Antigone dépasse de loin les visions du grand philosophe, malgré l’apport considérable de celui-ci à la philosophie de l’histoire. La connaissance, le savoir absolu, le vrai visage fini de l’esprit absolu du philosophe se bri-sent à jamais sur les paroles et l’action héroïque de la fille éternel-le. Il y a et il y aura toujours un sanctuaire sans déclin aux tréfonds de l’âme qui reste invincible à jamais. Socrate ne plaisait pas aux athéniens puisque sa conscience intime s’opposait aux buts utilitai-res de son pays. Il a été condamné à mort pour trahison…Antigone ne plaisait pas à Créon et avait été conduite à la mort pour avoir violé la loi de la patrie… Ô pays de Thèbes, cité de mes pères! Di-eux auteurs de ma race! on m’entraîne, plus de délai! Voyez ô fils des chefs de Thèbes, la seule qui survive des filles de vos rois, voy-ez ce qu’elle souffre – et par qui!- pour avoir rendu hommage, pi-euse, à la piété!17
Il y aura toujours un écart considérable entre les fameuses rai-sons d’état et les exigences indescriptibles de la conscience à la fois libre et morale. Or Antigone restera à jamais l’aube éternelle qui illumine les profondeurs de l’humain face à tout danger d’alié-nation. Elle sera toujours une partie de notre âme, peut-être, sa partie la plus précieuse.
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17 Antigone, v . 937-943.
18 Nous avons évité de nous référer aux vertus littéraires d’Antigone, ainsi qu’aux autres points de sa thématique, étant donné la portée de notre
S
NICOS 66 MAKRIS
V Exil et liberté
n essayant d’approfondir à partir de la tragédie consultée et de l’interprétation hégélienne, nous pouvons constater que le sym-bolisme se dissout de manière créative et cède le pas à la rigueur du réel. Paradoxalement, ce que nous appelons réel n’est pas la réa-lité vue et sentie, malgré les apparences triomphales et les lumières aveuglantes de la civilisation. Hegel pensait que l’histoire humaine se couronnerait par l’apparition de l’esprit sous la haute présence de l’état et il a même essayé de justifier toutes les atrocités hu-maines dues au déchirement de l’esprit en voie de maturité. Il a supprimé la conscience personnelle qui n’a d’autre vocation que la participation énergique au processus historique. A vrai dire, il a rendu l’homme concret, l’existence personnelle, otages de l’abstra-ction, de l’esprit universel, dont le règne le libérerait de tous ses malheurs.
On comprend l’attitude de la jeune fille qui était otage et exilée à la fois dans sa propre ville. Être otage malgré soi veut dire être exilé en pleine conscience de cause, vivre un secret profond de la vie, loin de tout optimisme superficiel. Mais être otage exilé signi-fie quelque chose qui change les perspectives à la fois visibles et rationnelles de l’historicité. C’est la liberté qui survit en dépit de tout autoritarisme menaçant, persécutant, arrogant. Ce n’est pas la force en tant que réaction déterminée face à l’état puissant et impi-toyable, mais quelque chose de bien supérieur. C’est la victoire in-terne de la liberté, l’efficacité du refus conscient qui est basé sur les trésors virginaux de l’âme. Antigone est juste le symbole éter-nel de l’âme exilée au royaume de la liberté, au-delà de toute inter-prétation politique ou sociologique de ce terme. Nous pensons à la
titre. Nous n’avons pas parlé non plus de l’influence de cette pièce sur le théâtre mondial, ni de sa reprise par d’autres dramaturges au cours des siècles. Le lecteur pourrait consulter l’étude imposante de George Steiner Les Antigones, tr. fr. Philippe Blanchard, Gallimard, folio essais, 1986.
E
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 67
liberté de la conscience noble qui ne se décide pas en vue d’un choix, mais bien à la liberté décidée avant tout dilemme ou déci-sion particulière dictée par les circonstances.
A vrai dire, nous apercevons un exil spirituel en dehors de la synthèse hégélienne, marxiste, socialiste, libérale etc. Car, l’otage de la nécessité étatique, l’exilé dans son pays, vit une autre réalité qui n’a pas de lieu de naissance. Ce n’est pas un hasard qu’on a attribué à Antigone le titre du féminin éternel. Le sens du terme nous pousse loin de tout esthétisme et nous indique la merveille de la liberté utopique, de la liberté qui ne peut pas être tolérée aussi bien par les autorités que par leurs adeptes. Être libre veut dire être porteur des trésors qui constituent l’essentiel de l’existence humai-ne, être en état de vivre loin de l’exil de la distance. Alors, la no-tion de l’exil prend un sens tout différent. L’exilé c’est Créon, les autorités qui suivent la nécessité et l’assurance apaisante des lois, exilés sont tous les adeptes de tous les temps, même s’ils considè-rent leur exil comme lieu de liberté et d’épanouissement. La servi-tude humaine invente toujours des remèdes et des substituts à sa condition. Alors, elle est toujours prête à affronter ses contesta-taires, à les rendre otages, à les exiler. L’ironie du destin veut que toute cette parade, à travers les siècles, et sous différents masques trahisse sa pauvreté et sa misère devant le regard énigmatique de la jeune héroïne. Car la fille qui est otage de Créon et exilée chez Hegel nous montre la vraie sortie de notre exil, la liberté comme expression de la virginité éternelle de notre existence nue et éclai-rante.
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La beauté exilée et libérée dans
les poèmes de Georges Seféris
A Walter Antoine
I
Préliminaire
eorges Seféris (1900-1971, prix Nobel de littérature) appar-tient sans doute aux meilleurs poètes de la Grèce contempo-raine et figure indubitablement parmi les grands créateurs de l’hel-lénisme. Connaisseur assidu de la littérature hellénique depuis Ho-mère et les tragiques jusqu’à nos jours, bien que sans aucune trace de pédantisme, il a vécu le sort de sa nation et surtout, les moments difficiles de l’exil en tant qu’expatrié, à cause de la catastrophe na-tionale en Asie Mineure. Depuis lors le poète porte en lui tous les signes de l’exilé et témoigne de manière poignante et exemplaire, du drame de l’âme dans le temps historique. Cela est évident parce que le poète s’exprime toujours à travers le langage symbolique tout en embrassant le caractère tragique de la vie et sa portée mé-taphysique, comme nous allons le voir par la suite.
D’autre part Seféris a bien connu, sinon la tradition philosophi-que, tout au moins sa portée initiatrice et mystique, une vérité qui se reconnaissait surtout dans la tradition byzantine et particulière-ment dans l’oeuvre des grands mystiques. Il a aussi fait appel à cer-taines figures considérables de l’hellénisme du dix-neuvième siè-cle, telles que Makrigiannis, Theofilos et bien d’autres.
Il y a lieu de citer en outre les influences, sur son oeuvre poéti-que, de la poésie européenne et surtout du symbolisme de Valéry, de T. S. Eliot et d’autres créateurs. Mais les poètes dignes de ce
G
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 69
nom ne plagient jamais, en dépit de toute influence. Seféris est un créateur original puisqu’il a vécu de manière admirable les grandes destinées de l’âme humaine à travers les expériences et les valeurs de l’hellénisme, tout au long des ses périodes historiques.
On sait très bien qu’il est facile de constater une vérité histo-rique mais qu’il est tellement difficile de la vivre et d’en dégager la portée existentielle et tragique sans les dons de la muse. Toutefois, étant donné la richesse de la poésie seférienne, nous nous effor-cerons de présenter ses aspects prépondérants qui sont à la fois les plus séduisants. Nous pensons à la beauté telle qu’elle nous est of-ferte par les visions du poète.
NICOS 70 MAKRIS
II Beauté et poésie
our mieux saisir la notion de la beauté chez Seféris, il nous faut tout d’abord un voyage, une plongée précieuse dirais-je, dans les moments les plus illuminants de Platon le divin. Certains diraient que la philosophie n’a pas grand-chose à voir avec la poé-sie, mais une réflexion plus approfondie nous ferait changer d’avis, étant donné la proximité intime de toutes les fonctions de l’esprit humain.
On lit dans Phèdre: La Beauté, elle, était visible dans toute sa splendeur, en ce temps où, mêlés à un choeur bienheureux –nous à la suite de Zeus, d’autres à la suite d’un autre dieu- nous contem-plions cette vision bienheureuse et divine, et nous étions initiés au mystère qui touche, on a le droit de le dire, à la plus haute béa-titude…19
19 …Ce mystère, nous le célébrions dans l’intégrité de notre nature, à l’abri de tous les maux qui nous attendaient dans l’avenir…Phèdre, 250b,c. Par contre, celui qui vient d’ être initié, celui qui s’est empli les yeux des visions de jadis, s’il voit un visage d’aspect divin, heureuse initiation à la beauté…d’abord il frissonne et quelque chose lui revient de ses angoisses de jadis…(251a). On pourrait bel et bien nous objecter que Platon avait banni les poètes de sa Cité, mais la portée de la vision platonique va beaucoup plus loin. Espérons que nous allons la trouver dans la suite avec l’aide de notre poète. Il nous faut aussi faire un autre arrêt chez Plotin qui nous offre une belle confession dont le sens ouvre des horizons poétiques: Souvent je m’éveille à moi-même en m’échappant de mon corps; étranger à toute autre chose; dans l’intimité de moi-même; je vois une beauté aussi merveilleuse que possible. Je suis convaincu, surtout alors, que j’ai une destinée su-périeure; mon activité est le plus haut degré de la vie; je suis uni à
P
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 71
l’être divin, et, arrivé à cette activité, je me fixe à lui au-dessus des autres êtres intelligibles
20
Je pense que les passages cités des deux grands philosophes ser-vent d’introduction au sujet de notre causerie.
Abordons tout d’abord la notion du tragique, puisque pour notre poète la beauté passe par le sentiment tragique de la vie. On sait qu’il n’est pas besoin de composer de tragédies pour être tragique. Le sens tragique constitue un destin inévitable qui s’érige en expé-rience évanescente, en témoignage des données virginales de l’âme pendant ses épreuves provoquées par les contradictions historiques de la passion. Le monde de la conscience historique est antinomi-que, puisqu’il est composé de l’infinité d’une part et de l’expé-rience mondaine de l’autre. Le poète pénètre dans le monde tragi-que de l’existence et est en position pour composer son image à partir de représentations symboliques. C’est ainsi qu’il dépeint les figures tragiques, éléments de notre âme propre:
«…Que pouvaient-ils faire les malheureux
En luttant et en s’abreuvant jour et nuit
Du sang empoisonné des serpents.
Des siècles de poison; »
« En avant toute! » répondit, en écho impassible, le timonier.21
« La triste » fille était d’ailleurs marquée d’un signe nu et trou-blé sur ses lèvres, puisque son âme se faisait presque inaperçue tan-dis que des sanglots secrets et discrets témoignaient de son drame. On constate petit à petit que l’annonce du tragique se fait jour à partir du visage qui est la lumière de la conscience; c’est là que les lèvres crispées, les yeux souffrants et les larmes sont décrits avec une tendresse poétique qui donne un sens superbe au réalisme du
20 Mais, après ce repos dans l’être divin, redescendu de l’intelligence à la pensée réfléchie, je me demande comment j’opère actuellement cette descente, et comment l’âme a jamais pu venir dans le corps, étant en elle-même comme elle m’est apparue, bien qu’elle soit en un corps.
Plotin, Ennéades, VIII(6), 1.
21 Les chats de Saint-Nicolas. Anthologie de la poésie Néo-hellénique, Les Belles Lettres, Tome I, 1983, p. 363.Traduction de A. Thomas.
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quotidien. Tout de même, le poète va plus loin, parce que la vision poétique arrive aux tréfonds de la conscience, au-delà de la surface, à l’être profond des expériences tragiques de la personne. Il insinue de manière musicale le moment indivisible, l’ego intangible de Fic-hte et de Woolf, le moment qui tient éternellement l’horloge éblou-ie et tragique qui décime le mensonge du visage apollonien du monde et du temps. Il s’agit d’une irruption verticale au fond de l’historicité, irruption qui révèle le vrai temps, le moment non con-sommable des poètes, des mystiques et des grands tragiques. C’est le temps de l’exil, poursuivi tout au long de l’épreuve, de la beauté sanglée par la vie elle-même. Il est même important de dire que seule la beauté se sent exilée d’un monde qui la rejette avec persi-stance mais le secret se trouve ailleurs. Si la beauté se sentait chez elle, la poésie et l’art disparaîtraient et notre monde serait malheu-reux. L’exil de la beauté est exactement son rejet qui provoque la solitude la plus révélatrice. On constate quelque chose qui étonne: c’est la beauté mystique qui est otage, c’est la force de l’esprit qui se sent exilée dans un monde plein de biens et de bonheur… Comment alors peut-on concevoir la relation de la beauté avec ses trésors qui sont inépuisables et insondables ?
Bien sûr, le poète n’est pas obligé d’analyser l’être du moment indivisible, l’ici absolu, comme dirait Gabriel Marcel, il ne philo-sophe pas à la manière des philosophes. Il dépeint cette vérité poé-tiquement à travers la nature, les représentations, l’histoire des âmes souffrantes.
Derrière les larges yeux courbes, les boucles
Ciselées sur le couvercle d’or de notre existence,
Un point obscur qui voyage comme un poisson
Dans le calme de l’aube et du large, et tu le vois:
Un vide qui partout nous suit.22
22 Et l’oiseau qui s’est envolé, l’hiver passé
L’aile brisée,
Asile de vie,
Et la jeune femme qui alla jouer
Avec les crocs de l’été
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 73
Cette composition tragique des forces de l’extériorité n’exprime d’aucune manière quelques sentiments précaires de la vie, senti-ments que le temps pourrait faire disparaître dans l’océan invisible de l’oubli. Elle éternise la saisie tragique de l’extériorité et nous dit de manière convaincante que l’émerveillement, l’angoisse et notre contact avec la passion historique de la conscience s’adressent à l’extériorité pour s’exprimer. C’est ainsi que les arbres ressem-blent à des coraux, alors que les carrosses ressemblent aux ba-teaux coulés et seuls23
Exil et solitude de l’âme poétique face à la fête quotidienne des conformismes de toute allure, souffrance du noble coeur éprouvée par les invasions du mensonge.Mais l’inspiration poétique va beau-coup plus loin et a pour mission de libérer la beauté des chaînes cosmiques, de la prison étouffante. .
Malgré les nuances surréalistes de certains vers de Seféris, nous constatons les vraies dimensions de sa poésie et surtout de sa con-
Et l’âme qui a cherché en criant le monde d’en bas
Et ce pays comme une grande feuille de platane qui entraîne
Le torrent du soleil,
Avec ses monuments anciens et la tristesse présente.
Et le poète s’attarde à regarder les pierres et se demande:
Existe-il donc,
Parmi ces lignes ravagées, ces crêtes,
Ces pics, ces creux et ces courbes,
Existe-il
Là où se croisent les passages de la pluie, du vent et de l’usure,
Existe-il le mouvement du visage, la forme de la tendresse
De ceux qui se sont estompés si étrangement dans notre vie,
De ceux qui sont demeurés des ombres de vague et de pensées
Dans l’infini du large?
Ou peut-être ne reste-il rien que le poids,
La nostalgie du poids d’un être vivant…
Anthologie, p. 351, trad. Ch. Astuc.
23 Fog. Τα Ποιήματα, Εκδ. Ίκαρος.
NICOS 74 MAKRIS
ception de la beauté tragique. Dans son univers poétique ce ne sont pas les sentiments précaires et anodins qui l’emportent, mais une saisie profonde de l’extériorité qui exprime les principes lointains et proches à la fois, principes tellement liés à la beauté. L’étonne-ment, l’angoisse et le contact avec la passion temporaire ont besoin des éléments de l’extériorité pour s’exprimer de manière vraiment authentique. Si le philosophe crée à partir des notions de son conte-xte pour arriver aux jugements, aux descriptions et aux constata-tions, le poète décrit en parcourant les couleurs, les sons, et l’admi-rable royaume du sensible et en invoquant la variété musicale de toute chose, de toute image, de tout mouvement, etc. Mais, précisé-ment, il y a plus. Au-delà du talent descriptif et musical de l’art poétique on constate l’essentiel, la sensibilité profonde qui crispe à la manière de Dionysos et d’Apollo, selon les cas, les cordes intou-chables de l’âme. Si l’artiste est un recréateur respectable, le poète est un créateur incomparable qui pendant les moments de ses sauts divins et de ses inspirations annule la distance entre la subjectivité et l’objectivité: musical, suggestif et créateur de formes nouvelles, sous le flux du rythme, il dépasse la distinction entre contenu et contenant et nous découvre ce que Jaspers a appelé l’englobant. Sa mission est très haute et l’ennemi des poètes, Platon le divin, l’a bien découverte: Le poète est un oiseau sacré qui s’adresse à des plantes divines…
Il est déjà clair que les moments tragiques de la poésie éclairent de pleine lumière l’espace intérieur tout en libérant ses forces pour se faire jour dans l’obscurité de la routine quotidienne.
Rose du destin voulant nous blesser
Et se penchant sur nous comme le secret qui expie
sa rédemption….
L’ordre que tu as accepté de donner était beau,
Alors que ton sourire ressemblait à une épée…
………………………………………………….
Les secrets de la mer sont oubliés aux rives désertiques
L’obscurité de la profondeur reste oubliée dans l’écume
des vagues
Soudain les rougeâtres coraux de la mémoire brillent
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Attends donc d’entendre leur départ silencieux…
……………………………………………………
Oh frisson obscur de la racine et des feuilles
Devant la présence réveillée du dense silence
Lève la tête des mains assiégeantes
Et annonce-nous la décision et prononce nous
Les paroles qui touchaient et rencontraient le sang
Comme dans les bras….. 24
Nous devons constater que dans la poésie de Seféris nous ne rencontrons pas le sentiment tragique de la vie à la manière des grands lyriques, nous n’y trouvons pas une épopée tragique. Tout de même le sentiment tragique de l’existence peut se prononcer à court terme et même sans courir le risque de devenir représentation mythique qui ne touche pas les visites tragiques du moment, la de-stinée tragique dans les contextes de l’existence souffrante. Les étoiles gardent leur monde à eux/ dans la mer les bateaux font un sillage de feu/ mon âme libère-toi des liens des ténèbres/ mon âme enflammée priant pieusement…25
Nous pouvons constater qu’à partir du moment où la description lyrique est pénétrée du sentiment tragique apparaît le visage terri-fiant du tragique. L’historicité devient lourde et enflammée, l’exi-stence est disloquée, les personnes brisées, la temporalité tombe dans le gouffre abyssal, les personnes se perdent et se fondent dans le néant. Le poète n’a pas insisté particulièrement sur cet aspect, mais quelques poèmes en sont caractéristiques. Il remonte aux mo-ments tragiques de l’hellénisme, il arrache quelques événements pour leur rendre l’habit précieux de la souffrance et les décore de la gloire éternelle qui sanctifie les inspirations les plus intimes de son âme.
Le sentiment tragique de la vie se trouve alors à son point culminant étant donné les racines du tragique qui se trouvent dans la nature humaine et spécialement dans les plis mystiques des pre-
24 Ερωτικός Λόγος. Τα Ποιήματα.
25 Pantoum. Τα Ποιήματα.
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miers éclats de l’existence. Nous citerons Les compagnons aux En-fers, Hélène, Une maison au bord de la mer, pour ne pas accumu-ler les citations.
L’aspect héroïque est intimement lié à l’élément tragique de l’e-xistence et le lyrisme flottant dépose ses fleurs éparpillées devant la muse tragique. C’est ainsi que kyr-Stratis, le vieillard qui reste pensif au bord de la rivière est merveilleusement étonné. Pour Se-féris la tragédie n’est que l’expérience profonde de la passion qui est partage implacable des personnes dotées de conscience. Les veaux du Soleil avaient été mangés avec gourmandise par les com-pagnons d’Ulysse sur la rive tragique, la faim était réelle, l’acte ris-qué et les conséquences désastreuses.
Nous avions faim aux largeurs de la terre
Bien que nous ayons bien mangé
Pour tomber aux bas endroits
Ignorants et rassasiés… 26
Il arrive souvent que le combat de l’homme avec les racines mêmes de son existence prenne un tournant négatif, tournant qui éclaire les pôles vivifiants de la vie. C’est le message grandiose de la tragédie de l’existence, du sentiment tragique de la vie tout court. Il faut avouer tout de même que les prémices idéalistes de Seféris nourrissent positivement le mystère du tragique. Dans ses poèmes les statues s’érigent de manière à ce que leur beauté soit considérée comme venant du monde des idées platoniques pour in-carner l’éternité de l’idée faite forme et le monde du κάλλος qui est au-delà de toute beauté sensible.
Mais souvent les statues et toute la beauté qu’elles incarnent éclatent et sont détruites…À vrai dire, c’est la beauté intérieure de l’homme qui est mise en jeu de manière tragique. C’est le combat sans merci entre la beauté idéale, intelligible et ses simulacres hi-storiques, les passions. Nous ne risquons pas de faire de Séferis un philosophe idéaliste ou un prédicateur. Notre poète entend toutes les voix de l’expérience humaine à travers ses parcours dans l’hi-stoire de la civilisation et spécialement de la civilisation hellénique.
26 Οι Σύντροφοι στον Άδη. Τα Ποιήματα.
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Les témoignages abyssaux ou paradisiaques constituent les racines profondes de ses inspirations qui touchent tout homme. Le poète est inspiré et c’est ainsi qu’il est en communion réelle avec les grands problèmes de l’humanité. Il y a des pays de soleil qui ne peuvent pas regarder le soleil, il y a aussi, toujours selon le poète, des pays de l’homme qui ne peuvent pas regarder l’homme…
27
L’idéalisme sous-jacent jette sa lumière sur la fresque tragique et la remplit de sens créateur. Pour cette raison, Seféris le tragique rencontre son alter ego qui essaie d’offrir à la tragédie le contre-pied qui confirme positivement les épreuves tragiques.
27 Το ναυάγιο της Κίχλης. Τα Ποιήματα.
NICOS 78 MAKRIS
III La beauté tragique
ous pensons que le poète et le mystique sont les amants du beau et pour cette raison l’inspiration poétique et la veine my-stique s’accordent de manière admirable. Bien sûr, pour le poète le beau commence avec le sensible et ses ondulations dans tous les domaines de son apparition permanente, alors que pour le mystique la beauté est intelligible et indicible à la fois. Mais si l’on est atten-tif aux messages des poètes et des mystiques, on constate indubi-tablement une parenté intime qui unit aussi bien les mystiques et les poètes que les philosophes et les scientifiques.
Quoi qu’il arrive, les inspirations les plus fines des poètes ap-portent un certain parfum de couleur mystique, puisque les limites entre le sensible, l’intelligible et leur rencontre sublime sont diffici-lement franchissables. Nous pouvons même dire que dans les poè-mes de Seféris nous apercevons avec aisance des semences mysti-ques qui invoquent la beauté intelligible (κάλλος). Le point de dé-part est bien l’émerveillement poétique, mais où est l’essentiel: dans la beauté sensible ou dans la beauté intelligible ? Laissons donc le poète nous le dire.
Les cheveux de la belle
Sont blanchis par les lys
Et dans son beau corps
J’ai écrit des livres…
Les premiers sentiments d’admiration trouvent leur expression esthétique dans le corps de la belle fille, dans la beauté sensible dont le point culminant est la présence féminine. La beauté, nous l’avons vu, a une forte teinte tragique, elle est exilée, mais ce n’est pas tout. Le siège de la beauté est une sensibilité intime que blesse l’esthétisme pur, malgré son innocence lyrique. Le beau, l’harmo-nie physique, les sourires enchanteurs et les belles surfaces ne vont pas loin. Le poète commence avec son oeil aporétique qui dépeint à merveille ce qui semble être beau. Derrière ce paysage impression-
N
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 79
nant, au fond -dirais-je- de cette description lyrique se cache une réalité plus impressionnante.
Je remonte les montagnes·des pentes noircies·la vallée
Couverte de neige, toute couverte, ne demande rien…
Le temps est fermé les petites chapelles ne disent rien…
J’ai tenu ma vie en chuchotant dans un immense silence…28
Nous constatons que les descriptions lyriques aboutissent tou-jours à des parallélismes qui amènent aux expériences personnel-les, au-delà des paysages. Il devient de plus en plus évident que l’extériorité s’éclaire à partir du visage intérieur, ce qui illumine la dimension tragique du beau. L’âme exilée se libère parce qu’elle déchire ses attaches.
L’épiphanie de cette beauté est vraiment émouvante. Il s’agit d’une épiphanie à plusieurs visages sous l’ordre invisible d’une convergence qui amène au message essentiel de la beauté tragique. En lisant le poète nous nous rendons compte du caractère prépon-dérant de la beauté tragique, mais nous constatons que dans son fameux erotikos logos notre sujet se fait jour de manière claire et impressionnante à la fois. L’Erotikos Logos (discours érotique, pa-role érotique plutôt) annonce les moments de la haute poésie tout en témoignant du talent profond du poète. Dans ce poème le tragique est reflété dans plusieurs miroirs magiques de telle sorte que le rythme et la dimension musicale sont étroitement liés dans le contexte d’une création poétique de longue haleine et de perspe-ctives rénovatrices et classiques à la fois. Les vers du poème, bien travaillés et pleins de charme musical, sont impressionnants dans leur simplicité et font émerger toute la symbolique d’une poésie qui parcourt aussi bien la beauté sensible que les trajets secrets de la belle âme, à la fois blessée et guérie. C’est finalement la belle âme et l’on se rappelle ici, les pages classiques d’un Fénelon, d’un Rousseau, d’un Hegel et beaucoup d’autres passages qui nous rap-pellent que les profondes racines de l’âme humaine mènent le po-ète, le philosophe et le mystique aux mêmes cimes de l’émerveil-lement, à l’abîme du silence qui est la source permanente de toute création digne de ce nom.
28 Επιφάνεια, 1937. Τα Ποιήματα.
NICOS 80 MAKRIS
Des strophes comme la suivante sont très caractéristiques de l’art de Seféris:
Comme notre amour va en s’amoindrissant dans le miroir
Et les rêves du sommeil, une autre école de l’oubli, persistent·
Dans la profondeur du temps le coeur s’effiloche
Et disparaît dans les ondes d’un embrassement inconnu…29
Au-delà des influences idéalistes, très évidentes dans ce poème, on y trouve l’annonce d’une poésie qui fait le siège de la beauté tragique, étant donné que l’éternel féminin et sa beauté parfaite ne peuvent apparaître que blessées par les souillures du temps. Alors, le poète est l’annonciateur du ciel, pour rappeler un beau poème de Heine, le chevalier qui combat pour le salut de la beauté, son prote-cteur à la fois silencieux et décidé.
La voix du poète ému et en même temps blessé reste éveillée, le miroir de sa vérité poétique devient suggestif, érotique, enchanteur, et l’émotion personnelle est inévitablement révélée dans sa dimen-sion tragiquement initiatrice.
Le poète qui ne connaît pas le sommeil ne termine jamais sa mission puisque la beauté qu’il annonce poétiquement est toujours inachevée. Nous comprenons pourquoi la poésie ne dit jamais son dernier mot, pourquoi son prêtre (pour rappeler Novalis et les au-tres romantiques) est toujours en mission, étant donné que chaque poème trouve sa suite sans le suivant, sans début inaugural, sans fin définitive.
Il en résulte que l’art est appelé au martyre existentiel. Ses dires et son ouïe rencontrent la magie de la vision pour préparer ensem-ble le paradoxe de l’intuition, si celle-ci constitue la condition sine qua non de toute création poétique.
Quand les enfants sont statues et les désirs célestes voyages d’oiseaux,30
29 Ερωτικός Λόγος. Τα Ποιήματα. quand les paquebots sont accotés dans un port invi-sible, quand notre soif est vigile chevauché devant la porte obscure du soleil, quand…quand…, nous constatons combien il est diffici-le de chercher la beauté dans une dimension purement esthétique. Le poète, porteur de flèches, bute ailleurs, souffre d’insomnie et
30 Ο Βασιλιάς της Ασίνης.
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 81
déclare de manière catégorique: Les rossignols ne te laissent pas dormir à Platres…(Hélène) La vie annonce des choses parado-xales, de nouveaux endroits, de nouvelles folies des hommes ou des dieux…
Le foyer s’ébranle, les ruines, les déportations, les malheurs des années de tempêtes dénuent l’homme de l’existence et l’éprouvent jusqu’à la limite de ses possibilités. Les maisons que j’avais me les ont arrachées,31
Celui qui a aimé sait bien alors que le monde est devenu un immense hôtel… La communion interpersonnelle se ruine, le désir de réconciliation se réveille, tandis que l’amour et Éros font naufrage. La beauté tra-gique renferme une contradiction à la fois primordiale et mysté-rieuse, vu l’ébranlement des premières inspirations idéalistes. L’a-mour qui recèle au moins les conceptions idéalistes de l’âme roman-tique se déchire, malgré sa première lumière virginale qui inspire les âmes. L’élément divin et l’élément démoniaque s’entremêlent et l’âme poétique est amoureusement tragique:
Que le monde se détruit
À la lumière des autres·..alors
N’oublie pas que l’enfer et Dionysos
Ne font qu’un…32
L’identité entre l’enfer et Dionysos ne conduit pas à l’extase in-contrôlée, mais impose d’une certaine manière le sommeil bien-heureux du poète aux bras de l’indiciblement beau, au-delà de tou-te opposition. L’enfer et Dionysos, la vie et la mort, le tragique et le sacré se rappellent l’union sacrée et mystique, le mariage divin, le lieu inexprimable dans lequel la beauté absolue règne éternelle-ment.
Nous pouvons constater ici jusqu’à quel point l’âme poétique est imprégnée de la mystique philosophique dont les racines ne se-ront jamais épuisées. Nous pouvons aussi comprendre l’alliance intime entre la philosophie et la poésie telle qu’elle nous a été révé-lée aussi bien dans l’antiquité que dans les temps modernes, surtout avec Heidegger, Gabriel Marcel et beaucoup d’autres penseurs.
31 Το σπίτι κοντά στη θάλασσα.
32 Μνήμη Β. Έφεσος. Τα Ποιήματα.
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IV
Invocation de la beauté intelligible (κάλλος)
’invocation ne constitue pas un simple souhait ni un vague dé-sir. Elle se consomme de manière contemplative et devient une sorte de prière. Elle révoque la première virginité de l’âme et invoque le don de la grâce esthétique. L’encerclement prend fin, la beauté exilée se libère et la place est occupée par ceux qui en faisaient le siège. C’est une vérité qui atteint les expériences des mystiques de toutes les traditions, une vérité qui révèle l’inversion pacifique de la phénoménalité cette dernière apparaissant sans sa vraie dimension éternisante.
Bien sûr, le poète n’invoque pas à la manière du mystique, la route de celui-ci se consomme à travers son itinéraire parmi les beautés sensibles du monde. L’âme poétique éprouvée par la tragé-die historique, est toujours à la recherche de la beauté. Elle cherche et attend avec passion comme l’épouse du Cantique des canti-ques33
Tout de même, le poète invoque la beauté, il appartient aux utopistes idéaux qui montrent la voie du non dicible à travers la musicalité de leurs invocations. , désire et attend avec impatience son union suprême avec l’Unique. Elle doit trouver le temple sans dimensions (adimension-nel) du plérome absolu et cela se fait jour comme épiclèse. Arrive-t-on donc à un espace qui dépasse les perspectives de la création esthétique et poétique ? Est-on donc en train de s’évader du do-maine poétique pour trouver refuge ailleurs ? La poésie a pour mis-sion le dire et le poète remplit sa mission au moyen de ses poèmes. Cela est indubitable, mais les tréfonds de l’âme poétique ne sont pas exprimables, comme la beauté n’est pas dicible quant à l’essen-tiel de son message. Si la beauté avait une épiphanie concrète et tout à fait descriptible, la mission de la poésie s’annulerait…
33 Le poète a traduit ce beau chant de l’Ancien Testament en grec moderne.
L
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 83
Amour, où est ton église ?
Les chapelles ne me couvrent plus. 34
Mais l’invocation du poète n’est pas bruyante, elle ne crée pas de bruits, elle n’est pas impatiente. Elle contourne les prés de l’e-xaltation mondaine, incarne les catégories esthétiques qu’elle re-forme sans cesse pour décorer son existence des plus belles formes et des plus beaux modes (tropes) de parler, aspire à la tragédie quo-tidienne qui fleurit dans le coeur du beau et désire quelque chose d’introuvable dans l’expérience historique. Cette exaltation évo-catrice qui se réalise dans la rivière pluviale apporte le sang de la plaie, un certain pessimisme, fruit tragique des oppositions de l’â-me protéique du poète.
Bien des poètes vivent les divergences mondaines de manière intense sans même s’adresser au principe unificateur, sans deman-der une issue. Chez Seféris il y a le désir constant du dépassement de l’impasse puisque, bien que la nuit ne croit pas à l’aube et que l’amour vive pour engendrer la mort, il existe toujours un impératif (catégorique dirait Kant):
Oh, plus près de la racine de notre vie
Plus que notre pensée, notre entendement!
Plus près que notre frère dur
Qui nous regarde les paupières fermées
Plus près que la baïonnette près de notre flanc.35
Le silence de la citerne est significatif, les invocations exclama-toires mettent à jour le désir ultime de la conscience poétique pure. C’est un désir qui demande ce que les possibilités des hommes de la vie quotidienne ne peuvent pas lui offrir. Toute voix authentique, malgré le témoignage tragique de la vie, déclare sans cesse son es-pérance de dépassement et croit ouvrir quelques brèches créatrices de rédemption dans le pays de la beauté parfaite qui est indicible. C’est pourquoi l’âme s’offre au grand sommeil, au sommeil qui est blanc comme la grande morte, dans l’immense silence.
36
34 Fog. Τα Ποιήματα.
35 Η Στέρνα. Τα Ποιήματα.
36 Ημερολόγιο Καταστρώματος. A’ Les anges sont blancs. Τα Ποιήματα.
NICOS 84 MAKRIS
Il n’en reste pas moins que la beauté est un rêve lointain qui n’appartient pas à ce monde. Les suggestions et les palpitations poétiques annoncent le silence, le royaume de la beauté qui se trouve au-delà des splendides surfaces des paysages cosmiques, au-delà, peut-être, des sentiments nobles qui font le diadème de la poésie. La vie se révèle à la fois comme jeu divin et rempart hé-roïque, puisqu’elle offre la possibilité d’un noble exploit et d’une victoire merveilleuse: Tout de même on gagne sa mort, sa propre mort qui n’appartient à personne d’autre…
37
L’ultime ouverture invocatrice du poète ne se réfère pas exclu-sivement à la mort gagnée, mais à la vie. Mais de quelle vie s’agit-il si celle-ci est décorée de la médaille de la muse tragique ? C’est ici que nous pouvons rappeler les prémices métaphysiques qui in-spirent le poète, les prémices qui sont, n’en doutons pas, de portée mystique. C’est évident et nous pensons que cela constitue un lien commun à tous les poètes dignes de ce nom.
L’âme poétique se dilate et voit de ses propres yeux une beauté qui n’est pas représentable, la beauté qui est vue à partir du mo-ment où les yeux cessent de voir, selon la formule célèbre de Pla-ton. Nous constatons ainsi que la beauté émerge avec l’action de la suggestion invocatrice et se fait jour comme idéal qui inspire toute saisie poétique du monde et de l’âme. D’autres poètes ont offert ce trésor à l’autel de leur foi religieuse, certains l’ont consacré à l’en-fance éternelle, alors qu’un autre nombre l’a immolé à l’explosion et à la magie du sensualisme enivrant.
Notre poète reste vigilant dans les labyrinthes des vallées de souffrance, il accompagne les larmes des vagues cosmiques et s’é-lève souvent jusqu’à la zone enflammée des limites de l’expérience humaine. C’est là qu’il invoque la beauté, c’est dans ce pays qui reprend des forces pour retourner enrichi dans le domaine du noble combat poétique…Nous pourrions donc constater que la beauté tragique témoigne de sa gloire éternelle et annonce le repos poé-tique qui n’est que reprise de forces décisive. Elle est libérée de son exil et et, à la fois, libère.
37 Ημερολόγιο Καταστρώματος Α΄ Η τελευταία μέρα. Τα Ποιήματα.
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 85
J’ai insisté sur le caractère tragique de la poésie de Seféris parce que je crois que cet aspect constitue le point le plus charmant de sa création. Je dois dire aussi que le poète a interprété la tradition hel-lénique à travers les siècles à la lumière de la beauté tragique. Cet aspect principal de son oeuvre nous rappelle quelque chose qui ris-que d’être oublié, quelque chose que les temps modernes ne con-sidèrent pas dans sa portée réelle. Nous sommes dès lors devant un problème très sérieux: il y a-t-il des possibilités de création poéti-que dans le contexte de l’itinéraire séculaire d’un peuple sans tenir compte de l’élément tragique et de ses coordonnées ? La réponse de notre poète est à la fois évidente et claire. En lisant ses poèmes nous constatons sa présence dans nos attentes les plus nobles et comprenons facilement l’importance des poètes dans le processus culturel et spirituel des peuples.
Nous sommes revenus chez nous, brisés
Les membres rompus, la bouche rongée
Par le goût de la rouille et de la saumure.
Réveillés nous voyageâmes vers le nord, étrangers
Plongés dans les brouillards par les branches ailes de cygnes
Qui nous blessaient.
Les nuits d’hiver, le vent violent de l’est
Nous affolait
L’été nous nous perdions dans l’agonie du jour
Qui ne pouvait expirer.
Nous avons rapporté
Ces bas-reliefs d’un art modeste. 38
La poésie tragique sculpte et dépeint des formes de vie ornées du don enchanté de la muse tragique qui, toutefois suggèrent et in-voquent à la fois la Beauté libérée de son exil.
38 Μυθιστόρημα Α΄ Anthologie…p. 343. Trad. Van Den Driessche.
NICOS 86 MAKRIS
INDEX DES ÉCRIVAINS CITÉS
Apollonius de Tyana, 18.
Aristote, 64.
Axelos K., 24.
Bataille G., 48.
Bergson H., 45.
Blanchot M., 34.
Breton A., 50.
Broch E., 50.
Cavafis G., 30.
Cervantes M., 25.
Chateaubriand F.-R. de, 50.
Cioran E.M., 53.
Claudel P., 33.
Dande A., 25, 40.
Descartes R., 46, 52.
Eliot T. S., 68.
Dostoievsky F., 25, 50.
Eliade M., 15.
Eschyle, 25.
Fénelon F., 24, 42, 78.
Fichte G., 71.
Fourrier Ch., 49.
Girard R., 48.
Gombrowicz W., 50.
Gödel K., 24.
Goethe, 25.
Hegel G., 17, 57, 59, 60, 64,
65, 66, 67, 78.
Heidegger M., 26, 80.
Heine, 79.
Héraclite, 18, 24, 42.
Homère, 20, 21, 22, 24,34, 36.
Husserl E., 45.
Huxley A., 29.
Kant E., 82.
Klee P., 49.
Kierkegaard S., 39.
Levinas E., 17, 32.
Lings M., 30.
Jaspers K., ........................;;;
Joyce J., 35.
Makrigiannis, 68.
Malraux A., 25.
Marcel G., 25, 71, 80.
Marcuse H., 48.
Marion J. L., 43.
Marx K., 64.
Musil R., 50.
Nagajura, 51.
Nicolas de Cues, 42.
Nietzsche F., 34.
Novalis, 50.
Paracelse, 18.
Paul J., 26.
Péguy Ch., 25, 56.
Pérégrine, 18.
Platon, 16, 22, 27, 43, 46, 52, 69, 73.
Plotin, 70.
Proust M., 50.
Rimbaud A., 26.
Rousseau J-J., 18, 24, 39, 42, 78.
Schelling F.W.J.von, 42.
Scholem G., 32.
Seféris G., 68, 73, 75, 76, 82, 84.
Shakespeare W., 25.
Socrate, 42.
Sophocle, 25, 57, 64.
Spinoza B., 10.
Steiner G., 66.
Valéry P., 68.
Woolf V., 71.
Wordsworth W., 24, 39.
DE LA CONSCIENCE EXILÉE 87
TABLE
L’existence exilée, I. Expression mythique, symbolisme et utopie, II. La nostalgie, III. L’exil et l’espérance, IV. Le salut secret, V. Proximité et distance de l’exil, La condition humaine, VI. Exil et rapatriement philosophique. …………………………………………. 9
Éternel féminin et chevalier de l’honneur: exilés et libérés, I. L’éternité de la féminité, II. Le désir masculin, III. Ambiguïtés, IV. L’appel mystique, V. L’éternel féminin et le chevalier: l’exil utopi-que et réel. …………………………………………………………….. 39
Antigone exilée chez Hegel, I. Préliminaire, II. Créon: La néces-sité de la persistance de l’état, III. Antigone: Les lois inviolables de la conscience noble face aux lois implacables de l’État, IV Anti-gone et Hegel, V. Exil et liberté. ……………………………………. 57
La beauté exilée et libérée dans les poèmes de Georges Seferis, I. Préliminaire, II. Beauté et poésie, III. La beauté tragique, IV. Invo-cation de la beauté intelligible (κάλλος). ………………………….. 68
Intex, …………………………………………………………………… 85



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